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Ray Bradbury: Fahrenheit 451

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Ray Bradbury Fahrenheit 451

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Quel incroyable pouvoir d’identification possédait cette jeune fille! Elle ressemblait au spectateur passionné d’un théâtre de marionnettes, anticipant à la seconde près le moindre battement de paupière, le moindre geste de la main, le moindre frémissement du doigt.

Combien de temps avaient-ils marché côte à côte? Trois minutes? Cinq? Et pourtant, que cet intervalle de temps semblait long à présent. Quel immense personnage elle formait sur la scène qui lui faisait face! Quelle ombre projetait sur le mur son corps élancé! Il avait l’impression qu’au moindre tressaillement de sa paupière, elle cillerait. Que le moindre étirement des muscles de sa mâchoire la ferait bâiller avant lui.

Ma parole, se dit-il, maintenant que j’y pense, elle avait presque l’air de m’attendre là-bas, dans la rue, si fichtrement tard dans la nuit…

Il ouvrit la porte de la chambre à coucher.

Cela revenait à entrer dans le froid glacial d’un mausolée de marbre après le coucher de la lune. Une obscurité totale, pas le moindre soupçon du monde argenté au-dehors, fenêtres hermétiquement fermées: il était dans un caveau où nul écho de la vaste cité ne pouvait pénétrer.

La pièce n’était pas vide.

Il tendit l’oreille.

La susurration sautillante d’un moustique dans l’air, le murmure électrique d’une guêpe invisible blottie dans son nid rose et chaud. La musique était presque assez forte pour qu’il puisse en suivre la mélodie.

Il sentit son sourire s’estomper, fondre, se racornir comme du vieux cuir, comme la cire d’une bougie monumentale qui a brûlé trop longtemps et en vient à s’effondrer, étouffant sa flamme. Nuit d’encre. Il n’était pas heureux. Il n’était pas heureux. Il se répétait ces mots.

Ils résumaient parfaitement la situation. Il portait son bonheur comme un masque, la jeune fille avait filé sur la pelouse en l’emportant et il n’était pas question d’aller frapper à sa porte pour le lui réclamer. Sans allumer, il imagina l’aspect de la pièce. Sa femme étendue sur le lit, découverte et glacée comme un gisant, les yeux fixés aux plafond par d’invisibles fils d’acier, inébranlable. Et dans ses oreilles les petits Coquillages, les radio-dés bien enfoncés, et un océan électronique de bruit, de musique et de paroles et de musique et de paroles, battant sans cesse le rivage de son esprit toujours éveillé.

La pièce était vide, en vérité. Chaque nuit, les ondes affluaient et l’emportaient sur leurs énormes vagues sonores, passive, les yeux grands ouverts, vers le matin.

Depuis deux ans, pas une seule nuit ne s’était écoulée sans que Mildred ne se soit laissé porter par cette mer, ne s’y soit plongée et replongée avec délices.

La pièce était froide mais il avait quand même du mal à respirer. Pas question de tirer les rideaux et d’ouvrir les portes-fenêtres, car il n’avait pas envie que la lune se faufile dans la pièce. Aussi, avec le sentiment d’un homme qui va mourir d’asphyxie dans l’heure à venir, il se dirigea à tâtons vers son lit jumeau, ouvert, et donc froid.

Un instant avant de heurter du pied l’objet qui traînait par terre, il sut que cela allait se produire. Un pressentiment guère différent de celui qu’il avait éprouvé avant de tourner l’angle de la rue et de manquer renverser la jeune fille. Son pied émettait des vibrations qui se réfléchirent sur le minuscule obstacle au moment même où il l’avançait. Il heurta l’objet. Celui-ci rendit un son mat et alla se perdre dans le noir.

Il se raidit et écouta la personne étendue sur le lit enténébré dans le total anonymat de la nuit. Le souffle exhalé par les narines était si faible qu’il ne faisait pal piter que les franges les plus lointaines de la vie, petite feuille, plume noire, simple cheveu.

Il se refusait toujours à laisser entrer la lumière du dehors. Il sortit son igniteur, tâta la salamandre gravée sur son disque d’argent, fit jouer le déclic…

Deux pierres de lune le contemplèrent à la lueur de la petite flamme qu’il tenait à la main; deux pierres de lune noyées au fond d’un ruisseau limpide sur lesquelles courait la vie du monde, sans les toucher.

«Mildred!» Son visage évoquait une île couverte de neige sur laquelle il pouvait bien pleuvoir: elle ne sentait pas la pluie; sur laquelle les nuages pouvaient bien projeter leurs ombres mouvantes: elle ne sentait la caresse d’aucune ombre. Il n’y avait que le chant des guêpes dans les dés qui lui obturaient les oreilles, ses yeux vitreux, le va-et-vient de sa respiration, la faible et douce circulation de l’air dans ses narines dont elle se moquait de savoir si elle se faisait de l’extérieur vers l’intérieur ou l’inverse.

L’objet qu’il avait envoyé promener du pied luisait à présent juste à côté de son lit. Le petit flacon de somnifère qui, plus tôt dans la journée, contenait encore trente comprimés et gisait maintenant, débouché et vide, dans la lueur de la flamme lilliputienne.

Comme il restait là sans bouger, le ciel hurla au-dessus de la maison. Un bruit épouvantable, comme si deux mains géantes avaient déchiré des milliers de kilomètres de toile noire le long de la couture. Montag en fut cisaillé. Il se sentit haché, ouvert en deux au niveau de la poitrine. Les bombardiers à réaction qui n’en finissaient pas de passer, un deux, un deux, un deux, six, neuf, douze, et un autre, un autre encore, et encore un autre, hurlèrent pour lui. Il ouvrit la bouche et laissa leur plainte aiguë s’engouffrer et rejaillir entre ses dents à nu. La maison trembla. La flamme s’éteignit dans sa main. Les pierres de lune disparurent. Il sentit sa main plonger vers le téléphone.

Les avions étaient partis. Il sentit ses lèvres qui bougeaient, effleurant le micro du téléphone. «Service des urgences.» Un lamentable chuchotement.

Il avait l’impression que les étoiles avaient été pulvérisées par le fracas des avions noirs et qu’au matin la terre serait recouverte de leur poussière comme d’une neige étrange. Telle fut l’absurde réflexion qu’il se fit, debout dans l’obscurité, parcouru de frissons, tandis que ses lèvres continuaient de remuer.

Ils avaient ce fameux appareil. Ils en avaient deux, en fait.

L’un se glissait dans votre estomac comme un cobra noir au fond d’un puits vibrant d’échos à la recherche de tout ce qui y stagnait d’ancien, eau et temps. Il aspirait la substance verte qui affluait au sommet en un lent bouillonnement. Buvait-il les ténèbres? Pompait-il tous les poisons accumulés au cours des années? Il se repaissait en silence, laissant parfois échapper un bruit de suffocation en sa recherche aveugle. Il possédait un Œil.

L’opérateur impersonnel de la machine pouvait, grâce à un casque optique, regarder jusque dans l’âme du patient qu’il vampirisait de la sorte. Que voyait l’Œil?

L’homme ne le disait pas. Il voyait sans voir ce que voyait l’Œil. L’opération n’était pas sans ressembler à des travaux d’excavation dans un jardin. La femme sur le lit n’était rien de plus qu’une strate de marbre dur qu’ils avaient atteinte. Allez, continuons quand même, forons plus avant, aspirons le vide, si tant est que celui-ci puisse céder aux pulsations du serpent glouton. Debout, l’opérateur fumait une cigarette.

L’autre appareil accomplissait également son office.

Manœuvré par un individu tout aussi impersonnel vêtu d’une combinaison brun rougeâtre intachable, il pompait tout le sang du corps pour le remplacer par du sang neuf et du sérum.

«Faut leur faire un double nettoyage, commenta l’opérateur tout en surveillant la femme silencieuse. Inutile de vider l’estomac si on ne nettoie pas le sang. Si on le laisse tel quel, le sang vous arrive au cerveau comme un marteau-pilon, paf, et à la longue le cerveau flanche, salut la compagnie.

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