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Poul Anderson: La main tendue

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Poul Anderson La main tendue

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— Skorrogan a été envoyé par nous en qualité de représentant accrédité. Le désavouer publiquement, présenter des excuses, non pour acte manifeste, sinon pour simple mauvaise conduite, signifierait se traîner aux pieds de la Galaxie… Non! Rien ne mérite pareille humiliation. Nous devrons simplement nous passer de Sol.

La neige tombait plus drue à présent, et les nuages étaient en train de masquer complètement le ciel, laissant encore scintiller quelques rares étoiles par endroits. Et il faisait froid, de plus en plus froid.

— Mais que le prix de notre honneur est lourd! fit Thordin, accablé. Notre peuple meurt de faim… alors que la nourriture de Sol pourrait le sauver. Ils n’ont que des guenilles pour se vêtir, alors que Sol auraient des vêtements à leur envoyer. Nos usines sont détruites ou périmées, notre jeunesse grandit dans l’ignorance de la civilisation et de la technologie galactiques: Sol nous aurait envoyé des machines et des techniciens pour nous aider à nous relever. Sol pourrait envoyer ses enseignants et nous deviendrions grands nous aussi… Mais c’est trop tard, trop tard. — Dans l’obscurité, ses yeux semblaient fouiller avec une expression à la fois incrédule et atterrée la conscience de ce Skorrogan qui avait été son ami. — Mais pourquoi avez-vous fait cela? Pourquoi?

— J’ai fait de mon mieux, répondit Skorrogan en se raidissant. Si je n’étais pas fait pour cette mission, vous n’auriez pas dû me choisir.

— Mais vous étiez fait pour cette mission, précisément, dit le Valtam. Vous étiez notre meilleur diplomate. Votre habileté, votre science de la psychologie extra-skontarienne, votre personnalité, tout cela faisait de vous un négociateur inestimable dans nos relations avec l’étranger. Et puis il a fallu que pour cette mission capitale, où rien ne laissait pourtant prévoir… Non, plus jamais!… — Sa voix devint presque un cri qui résonna contre le vent. — Plus jamais je ne pourrai avoir confiance en vous! Skontar saura que vous avez échoué.

— Sire… — La voix de Skorrogan tremblait subitement. — Sire, je viens d’entendre prononcés par votre bouche des mots qui, venant de tout autre, aurait signifié un duel sans merci. Si vous avez encore d’autres choses à me dire, parlez; sinon, permettez-moi de m’en aller.

— Je ne suis pas en droit de vous dépouiller de vos titres et possessions héréditaires, dit le Valtam. Mais il est désormais mis fin à vos fonctions au sein du gouvernement impérial, comme il vous sera dorénavant interdit d’apparaître à la Cour ou d’exercer le moindre mandat officiel. Je crains également qu’il ne vous reste plus beaucoup d’amis à partir de ce jour…

— Peut-être, en effet, dit Skorrogan. J’ai agi comme j’ai agi, et même si j’étais en mesure de fournir de plus amples explications à cet égard, cela me serait dorénavant impossible après avoir essuyé pareilles insultes. Mais, si vous souhaitez connaître mon opinion sur l’avenir de Skontar…

— Non, l’interrompit le Valtam. Vous avez déjà fait assez de mal comme cela.

— … Vous devrez prendre trois facteurs en considération, poursuivit Skorrogan comme si de rien n’était. — Il pointa sa lance en direction des quelques étoiles encore visibles. — En premier lieu, ces soleils là-bas. Ensuite, une certaine évolution scientifique et technologique sur notre planète — due en particulier aux travaux de Dyrin dans le domaine de la sémantique. Enfin, regardez autour de vous: regardez les maisons que vos pères ont bâties, regardez les vêtements que vous portez, écoutez aussi la langue que vous parlez. Et je vous le dis: vous viendrez me trouver dans une cinquantaine d’années pour me demander pardon!

Il rabattit sa cape contre sa poitrine, salua le Valtam et traversa le spatioport à longues enjambées en direction de la ville. Ils le suivirent tous du regard, l’amertume et l’étonnement dans les yeux.

La faim sévissait dans la ville; il la sentait presque de l’autre côté des murs sombres, cette faim d’un peuple en haillons, d’un peuple désespéré recroquevillé devant son feu; et il se demandait s’il survivrait à l’hiver. Il commença même à essayer d’imaginer combien mourraient, mais il n’osa pas pousser plus loin ses pensées.

Il entendit que quelqu’un chantait et s’arrêta. C’était un barde itinérant, qui allait de ville en ville en demandant l’aumône, et qui remontait en ce moment la rue, sa cape en lambeaux flottant autour de lui en une vision presque irréelle. Ses doigts maigres couraient le long de sa harpe et il chantait une vieille ballade qui exprimait à la fois l’âpre sonorité musicale et le cri véhément et farouche de la langue des ancêtres, la langue de Naarhaym de Skontar. Skorrogan s’amusa pendant quelques instants à en transposer quelques strophes en terrien:

Les oiseaux fous de la guerre
Furieusement réveillent par leur vol
En chacun l’appel de la mer
Longtemps étouffé par l’hiver.
Mon amour, ils m’appellent
Et leur chant parle de fleurs
De bon augure pour le voyage.
Adieu, je vous aime!…

Mais cela ne rendait rien. Ce n’était pas seulement qu’on n’y retrouvait pas le rythme martelé, la successions heurtée, métallique des syllabes, d’habitude presque aboyées, de même que l’enchevêtrement luxuriant de la rime et de l’allitération; il y avait aussi le fait que le sens se perdait à peu près complètement en terrien. Chaque concept était vidé de sa substance. Comment pouvait-on rendre par exemple un mot comme vorkansraavin par «voyage» et espérer obtenir davantage qu’un fragment d’idée mutilé? Non, décidément, les psychologies étaient trop différentes.

Et c’était là sans doute qu’il trouverait la réponse à donner aux hauts dignitaires. Mais ils n’en sauraient jamais rien, ils en étaient incapables. Pendant ce temps, il se retrouvait seul et l’hiver était déjà revenu.

* * *

Assis dans son jardin, Valka Vahino laissait le soleil baigner son corps entièrement nu. Il ne lui était pas arrivé souvent, ces derniers jours, d’avoir l’occasion de se livrer à aliacaui — quel était cet ancien équivalent en terrien? Ah, oui, la «sieste». Mais cette traduction n’était pas fidèle: un Cundaloien qui se repose ne dort pas l’après-midi; il reste assis ou s’allonge dehors, en laissant le soleil pénétrer jusque dans ses os ou au contraire une pluie tiède tomber sur lui comme une bénédiction, pendant qu’il laisse vagabonder son esprit. Les Soliens appelaient cela «rêverie», mais ce n’en était pas exactement: c’était plutôt… non, il n’y avait vraiment pas de terme rigoureusement équivalent. «Récréation psychique» était une formule maladroite, et les Soliens ne comprendraient jamais.

Parfois il semblait à Vahino qu’il n’avait jamais réellement pris de repos depuis une éternité d’années. Ç’avaient été d’abord les urgentes et impitoyables nécessités de sa charge en temps de guerre, puis cette période trépidante de voyages dans le Système Solien, et enfin sa nomination par la Grande Maison, il y a trois ans, en qualité officielle de chargé de relations au plus haut niveau, en partant du principe qu’il était l’homme connaissant le mieux les Soliens dans toute la Ligue.

Peut-être était-ce vrai, en effet: il avait passé énormément de temps chez eux et il les aimaient bien en tant que race et en tant qu’individus. Mais… par tous les esprits, ils avaient une manière incroyable de concevoir le travail! Comme s’ils avaient des démons aux trousses!

Certes, il n’existait pas trente-six façons de reconstruire, de réformer les vieilles méthodes et de saisir cette fantastique nouvelle richesse qui n’attendait plus que d’être créée. Mais, en ce moment, il trouvait suprêmement apaisant de se reposer dans son jardin, entouré de ces grandes fleurs dorées aux longues tiges recourbées qui répandaient dans l’air d’été leur parfum qui vous inclinait au sommeil, bercé par le bourdonnement de quelques insectes à miel et la naissance d’un nouveau poème dans la tête.

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