On estimera sans doute que je commettais là un abus de pouvoir. Mais personne n’était susceptible de m’épauler, et d’une minute à l’autre les gangsters menaçaient de faire irruption par la voie des airs. Mon unique espoir reposait sur une spéculation fragile : peut-être le Champion n’avait-il plus le loisir, à l’heure qu’il était, de faire la chasse à Belzébuth.
J’espérais qu’après s’être cassé le nez sur l’éboulement, il avait hier soir perdu son sang-froid, et accumulé fausses manœuvres et idioties. J’espérais qu’il s’était fait pincer en tentant, par exemple, de détourner un hélicoptère sur l’aérodrome de Mursbruck. Ce n’était pas impossible. Je savais que la police était depuis longtemps aux trousses de cet ennemi public. Mais surtout, je n’étais vraiment plus capable de tenir sur mes jambes, et je me raccrochais à n’importe quelle idée rassurante. Il fallait reconnaître que cette maudite Fouine m’avait porté le coup de grâce. En guise de literie, je déployai des journaux et je ne sais quelles paperasses comptables devant le coffre-fort, puis je poussai le bureau contre la porte et m’allongeai enfin, le Lüger à portée de main. Je m’endormis comme une masse. Quand je me réveillai, midi était déjà passé.
Quelqu’un frappait, pas très fort, mais avec une insistance manifeste.
« Qui est là ? » criai-je d’une voix désagréable, tout en me dépêchant d’empoigner dans l’ombre la crosse du Lüger.
« C’est moi », dit une voix que je reconnus pour être celle de Simonet. « Ouvrez, inspecteur.
— Vous avez aperçu un avion ?
— Non. Mais j’ai à vous parler. Ouvrez. Ce n’est plus l’heure de dormir. »
Il avait raison. Ce n’était plus le moment de dormir. Les dents grinçant sous la douleur, je me relevai. À quatre pattes, pour commencer ; puis, en prenant appui sur le coffre, je réussis à me remettre debout. Mon épaule droite me faisait souffrir de manière intolérable. Les bandages avaient glissé et m’aveuglaient à moitié, j’avais le menton complètement enflé. J’allumai la lampe, écartai le bureau qui bloquait la porte et tournai la clé. Puis je reculai de deux pas, le Lüger braqué en avant.
L’expression de Simonet était à la fois solennelle et résolue, même si l’on y discernait des éléments d’agitation.
« Oh ! oh ! dit-il. Vous êtes ici en camp retranché ! Et c’est totalement inutile : personne n’a l’intention de vous assaillir.
— Cela, je l’ignore, fis-je sombrement.
— En effet, en restant ici vous vous tenez à l’écart des informations, dit Simonet. Pendant que vous étiez là à pioncer, inspecteur, j’ai accompli tout votre travail.
— Qu’est-ce que vous me chantez là ? fis-je sur un ton venimeux. Ne me dites pas que vous avez passé les menottes à Moses, et que sa complice est déjà sous les verrous ? »
Simonet se renfrogna. Qu’était devenu le farceur mélancolique qui, la veille encore, parcourait murs et plafonds avec une si belle insouciance ?
« Ce serait vraiment de l’excès de zèle, dit-il. Moses n’est coupable de rien. Dans cette affaire, tout est nettement plus complexe que ce que vous imaginez, inspecteur.
— Inutile de me raconter des histoires de vampires », annonçai-je en m’installant à califourchon sur la chaise qui se trouvait devant le coffre.
Simonet eut un sourire méprisant.
« Pourquoi de vampires ? Le fantastique n’a rien à voir là-dedans. Mais la science-fiction, oui. Complètement. Moses n’est pas un être humain, inspecteur. Notre directeur avait raison sur ce point. Moses et Luarwick sont des extraterrestres.
— C’est ça », dis-je, de l’air de celui qui en sait long. « Ils sont venus nous rendre une petite visite depuis Vénus.
— Cela, je l’ignore. Depuis Vénus, c’est possible, ou depuis un autre système planétaire, c’est encore possible, ou encore depuis un espace parallèle… Ils ne le précisent pas. Mais l’important, c’est qu’ils ne sont pas humains. Il y a déjà un bon moment que Moses est sur Terre. Plus d’un an. Il y a environ un mois et demi, il est tombé entre les griffes d’un gang. Ils l’ont fait chanter, sans cesser de le menacer de mort. Il a eu toutes les peines du monde à leur échapper pour se réfugier ici. Luarwick occupe une fonction équivalente à celle de pilote, il est chargé de leur transfert. De la Terre à chez eux. Ils avaient programmé ce transfert pour hier minuit. Mais à dix heures du soir une grave avarie s’est produite dans leurs appareils, quelque chose s’est détérioré et a explosé. Avec pour résultat l’éboulement, et pour Luarwick l’obligation de se traîner jusqu’ici par ses propres moyens… Il faut les aider, inspecteur. C’est notre devoir, il n’y a rien de plus évident. Si les gangsters parviennent ici avant la police, ils les massacreront.
— Et nous aussi, par la même occasion, fis-je remarquer.
— C’est fort possible, admit-il. Mais dans ce cas ce sera une affaire entre nous, entre terrestres. Tandis que si nous permettons que des extraterrestres soient assassinés, cela constituera une honte ineffaçable. »
Je le considérai avec une immense tristesse maussade, tout en pensant que le nombre de cinglés dans cette auberge était beaucoup trop élevé. J’en avais un de plus en face de moi. Lorsqu’il eut terminé, je demandai : « En deux mots, que désirez-vous de moi ?
— Rendez-leur l’accumulateur, Peter, dit Simonet.
— Allons, bon ! Un accumulateur, maintenant ?
— C’est ce que contient la mallette. Un accumulateur d’énergie pour leurs robots. Olaf n’a pas été assassiné. Ce n’est pas une créature vivante. C’est un robot. Mme Moses également. Ces robots ont besoin d’énergie pour pouvoir fonctionner. Dans l’explosion leur station énergétique a été détruite, et la distribution d’énergie a été interrompue. Sur un rayon de cent kilomètres, tous leurs robots se sont trouvés menacés. Plusieurs ont probablement eu la possibilité de se brancher aussitôt sur leurs accumulateurs portatifs. C’est Moses lui-même qui a raccordé Mme Moses à son accumulateur… Vous vous souvenez ? Je l’avais prise pour un cadavre. Quant à Olaf, une raison quelconque a dû l’empêcher de se raccorder à temps…
— Ah ! ah ! dis-je. Il n’a pas eu le temps de se raccorder, il a basculé en avant, mais il a tout de même pensé à se tordre habilement le cou dans sa chute. Il n’a pas oublié de se prendre la tête, vous comprenez ! Pour se la faire pivoter de cent quatre-vingts degrés. Je ne me trompe pas ?
— Il est superflu de faire de l’esprit, dit Simonet. Il s’agit chez eux de phénomènes quasi agoniques. Les articulations se déboîtent, les pseudo-muscles se tendent de manière asymétrique… Ah oui ! Cette nuit, j’ai oublié de vous dire que Mme Moses avait, elle aussi, le cou tordu à cent quatre-vingts degrés.
— Eh bien, bravo, dis-je. Quasi-muscles, pseudo-ligaments… Enfin, quoi, Simonet, vous n’êtes plus un gamin ! Vous devez être assez grand pour comprendre que si l’on recourt à l’arsenal du fantastique et de la science-fiction, n’importe quel mystère criminel peut être éclairci… Et de plus, l’explication sonnera toujours de façon très logique. Seulement, en face d’une pareille logique, les gens raisonnables ne se laissent pas prendre au piège.
— J’attendais cette objection, Peter, dit Simonet. Mais il est très facile de vérifier s’il s’agit ou non d’affabulations. Donnez-leur l’accumulateur, et en votre présence ils procéderont au rebranchement d’Olaf. Ne me dites pas qu’il ne vous serait pas agréable de voir Olaf renaître à la vie !
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