Il quitta cette dernière et suivit l’allée au dallage rouge qui conduisait à l’intérieur. Bjault venait de passer trente jours dans ce bâtiment. Il était resté le plus souvent inconscient, tout le sang de son organisme remplacé par un composé synthétique hydrocarboné qui lui fournissait juste assez d’oxygène pour le maintenir en vie, en même temps qu’il éliminait lentement les métalloïdes toxiques imprégnant ses tissus. Les médecins lui avaient appris qu’au moment où la navette de secours s’était posée sur l’île de Draere, il était déjà entré dans le coma. Il se rappelait seulement qu’assis au milieu de la cabine des transmissions de la station télémétrique, il s’était mis à parler dans un demi-délire devant un micro de fortune — sans recevoir la moindre réponse. Il n’avait réellement dû son salut qu’à un miracle.
Mais son sauvetage signifiait davantage que la survie d’un individu. Il avait pu lire cette certitude sur les visages des médecins qui l’avaient accueilli dans le vestibule. Ceux-ci venaient de suivre la réunion du Conseil par le va-et-vient et avaient compris que ces quelques derniers jours allaient changer le cours de l’histoire humaine dans l’ensemble du cosmos.
Bjault s’arrêta devant la porte marquée du chiffre 10 et frappa doucement. Au bout d’un moment, Pelio-nge-Shozheru — le premier Azhiri à avoir quitté sa planète natale — vint ouvrir. Le jeune homme affichait un timide sourire. « Bonjour, Ajao », dit-il dans la langue locale, se tirant même avec honneur de l’épreuve ardue que représentait pour lui la prononciation de ce nom. Mais il revint aussitôt a sa propre langue. « J’espérais bien que vous auriez le temps de nous rendre visite. »
Bjault entra et regarda au fond de la pièce. Son moral flancha instantanément. Yoninne Leg-Wot dormait, le drap bleu et raide de l’hôpital soigneusement tiré jusqu’au cou. Une ampoule de perfusion était suspendue à la tête du lit, bien qu’Ajao eût entendu dire qu’elle était physiquement capable d’absorber des aliments solides.
Ils s’assirent près du lit. Ajao ne savait trop quoi dire. Ce visage paisible faisait mal à regarder. Il se tourna vers l’ancien prince. « On vous traite bien ? »
Pelio fit oui de la tête. « Ces gens sont très bons, encore qu’excessivement curieux. Mon Talent ne vaut guère la peine d’être étudié, mais si vous saviez la quantité de tests qu’ils font subir à Thengets del Prou ! » Son timide sourire reparut. « D’un autre côté, j’en apprends aussi à leur contact. Ils doivent en outre ramener Samadhom lors de la prochaine expédition à Giri ; j’ai l’impression qu’ils sont presque aussi impatients que moi de le voir. »
Il posa la main sur les bandages qui enveloppaient la tête de Leg-Wot. « Et, surtout, l’état de Ionina s’améliore régulièrement. Elle se réveille plusieurs fois par jour et me reconnaît — je crois même qu’elle comprend ce que je lui dis. Vos médecins sont vraiment excellents. »
Ajao émit un grognement diplomatique. Yoninne, songea-t-il en contemplant sa forme immobile allongée sur le lit, si seulement vous pouviez connaître la valeur de votre sacrifice ! Lui-même ne s’en était fait une idée exacte que trois jours plus tôt, la fois où il avait entendu Egr Gaun se mettre en colère contre l’infirmière, juste en face de sa chambre.
« Bon Dieu, ma petite !… » La voix du conseiller scientifique lui était parvenue clairement à travers la cloison prétendument insonorisée. « Je vais lui parler ; je sais qu’il est réveillé et qu’il a tous ses esprits. À PRESENT, LAISSEZ-MOI PASSER ! » La porte s’était brutalement ouverte et Gaun s’était approché à grandes enjambées du lit de Bjault. « Comment ça va, mon vieux ? » lui avait-il dit, avant de se retourner pour décocher un regard furieux en direction de la porte. L’infirmière avait tranquillement refermé celle-ci et les deux hommes s’étaient retrouvés seuls. Gaun avait marmonné quelque chose au sujet de « cette administration tatillonne », tout en adressant un sourire complice à l’archéologue. Comme d’habitude, le comportement de cet homme ne laissait pas d’impressionner Bjault. Gaun était un excellent mathématicien, qui comprenait parfaitement le mécanisme de l’administration, mais il préférait généralement user de la manière forte pour obtenir satisfaction. C’était précisément l’homme que Bjault souhaitait voir.
« Maintenant que tu as repris connaissance, je me suis dit que tu aimerais savoir ce que nous avons fait de tes découvertes. »
Bjault acquiesça énergiquement.
« Le rapport que tu nous a transmis depuis la station de Draere n’était pas banal. Une partie du Conseil était persuadée que tu délirais, mais le reste a voté en faveur du plan d’action que tu suggérais : la navette 03 a embarqué ce Thengets del Prou peu après qu’on t’eut mis en orbite à bord de la 02.
« Depuis notre retour, nous avons soumis Prou à tous les tests de labo possibles et imaginables. Nous n’avons toujours pas la plus vague idée de la manière dont ce type s’y prend, mais nous savons que dans cette opération toutes les quantités ordinaires sont conservées — à l’exception de la vitesse angulaire. »
Ajao haussa les épaules. La coexistence d’une vitesse angulaire et d’un mouvement rectiligne l’eût plutôt surpris.
Gaun poursuivit malicieusement : « Le sens commun en a tout de même pris un rude coup de la part de nos amis azhiris. Quand les gens du labo en ont eu fini avec Prou au niveau du sol, nous l’avons emmené dans l’espace à bord de la 03. Il se trouve qu’il est capable de la téléporter d’un seul coup sur une distance de 400 000 kilomètres. Et devine combien de temps il lui faut pour ça ? »
Ajao maudit silencieusement le mathématicien, qui s’amusait à le faire languir. « Combien ?
— Selon les chronomètres de bord, néant. D’après ceux du sol, environ 1,2 milliseconde. » Le conseiller scientifique se renversa en arrière pour jouir de l’expression qu’il s’attendait à voir apparaître sur le visage de Bjault. Il ne fut pas déçu. « Cela représente plus de mille fois la vitesse de la lumière », dit rêveusement Ajao. Depuis qu’en compagnie de Yoninne il avait appris l’existence du Talent des Azhiris, il caressait cet espoir insensé. Il reprit néanmoins : « Et la causalité ? En se déplaçant à une vitesse supérieure à celle de la lumière, ne pourrait-on pas créer des situations où…
— … l’effet précéderait la cause ? » acheva à sa place son interlocuteur. « Exact. Nous touchons d’ailleurs du doigt la raison fondamentale de l’adhésion unanime au concept du mur de la lumière. Mais, maintenant que nous nous trouvons en présence d’un corps susceptible de nous apporter la démonstration de cette VSL. — j’ai nommé Thengets del Prou —, il va bien falloir que nous fournissions une explication, aussi laborieuse soit-elle. Supposons, par exemple, que la téléportation soit instantanée — relativement à tel système de référence indépendant du mouvement de l’individu. L’effet pourrait précéder la cause dans la mesure où l’intervalle séparant la cause de l’effet serait de nature spatiale. Tu le vois : aucun paradoxe.
— Tu postules donc l’existence d’un “éther supra-luminifère” ? »
Gaun acquiesça. « Ça reste un peu en travers de la gorge, non ? »
Pas vraiment. Bjault avait passé une bonne partie de sa vie à déterrer des ouvrages de physique dans les bibliothèques enfouies sous les ruines des cités antiques ; c’était précisément ce qui lui avait valu le titre d’archéologue. Mais il avait toujours rêvé de découvrir une chose totalement étrangère à l’expérience humaine. « Tu as peut-être raison, Egr. Il faudrait demander à Prou de se livrer à des essais dans différentes directions. Dans le cas d’un mouvement relatif de la terre et de l’éther… »
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