Dzeda s’était déjà relevé. « Vite. Lan a éliminé les forces qui occupaient le lac, mais les éclaireurs ennemis se trouvent toujours dans notre secteur, et s’il reste de l’eau dans le lac…
— Il n’y en a plus », répondit sombrement Lan comme s’il se fût parlé à lui-même.
« … ils tenteront probablement de rétablir une tête de pont. »
Au milieu du silence rempli de résonances, Ajao et Pelio ouvrirent le panneau de la capsule et installèrent Yoninne sur son siège. Le spectacle de son visage paisible formait un étrange contraste avec le pandémonium déchaîné autour d’eux. Derrière les décombres du mur, la poussière qui s’élevait en chatoyant dans un rayon de lune adoucissait les contours des bâtiments en ruine égrenés à flanc de colline. La scène évoquait les suites d’un bombardement aérien au cours de la Dernière Guerre de l’Interrègne, sur Mèreplanète. Avec cette différence qu’on ne voyait ni flammes ni fumée. Abstraction faite du moyen dont s’était servi Lan, toutes les destructions avaient été provoquées par des coups de vent et des jets de pierres.
Bjault grimpa dans la capsule et ajusta son harnais. Ses douleurs d’estomac s’étaient réveillées : la récente amélioration qu’il avait constatée aurait été la plus brève. Il regarda en arrière par l’écoutille et vit Pelio se séparer de Dzeda et de Lan.
« Ici, Samadhom », fit le jeune homme. L’ours se traîna maladroitement jusqu’à son maître à travers les débris jonchant le sol. Pelio s’agenouilla et prit la large tête de l’animal dans ses bras. « Adieu, Samadhom », lui dit-il doucement d’une voix tremblante.
L’ours ne les accompagnerait pas au cours de ce voyage, le système de protection de la capsule n’étant pas conçu pour préserver des effets de l’accélération plus de deux ou trois passagers. Cet inconvénient n’avait revêtu qu’une importance secondaire lors du vol relativement aisé qu’ils venaient d’accomplir en compagnie de Bre’en, mais lorsque les Profanes se matérialiseraient au-dessus de l’île de Draere, la décélération initiale serait équivalente à plus de vingt fois leur poids spécifique. Sur ce point, Dzeda avait raison : aux vitesses supersoniques, l’air offre la même résistance qu’un mur de pierre. Sam mourrait s’ils l’emmenaient avec eux.
Mais Sam ne pouvait pas comprendre. Au moment où Pelio grimpa à bord de la capsule, l’animal se précipita frénétiquement à sa suite. Dzeda dut le saisir par l’échine pour le tirer en arrière et Sam poussa quelques faibles mip empreints de désespoir. Pelio se pencha en dehors de la nacelle et dit : « Je t’en prie, mon cher Dzeru, prends bien soin de lui. »
Le visage du comte exprimait pour une fois le plus grand sérieux quand il répondit : « Je m’y engage. » Puis, avec un regard en direction de Bjault installé dans la cabine, il ajouta « Je veillerai sur sa santé… dans l’attente de votre retour. »
Dzeda s’écarta de l’écoutille et Bjault s’entretint encore pendant quelques instants avec Lan Mileru. Le panneau coulissa et, une fois verrouillé, ils restèrent seuls. À travers les lames du hublot, Ajao regarda les autres s’éloigner ; personne ne souhaitait se trouver à proximité quand la capsule prendrait le départ. Selon les calculs de Bjault et de l’homme de la Guilde, la nacelle émergerait à près d’une centaine de mètres du sol, aux environs de la station de Draere, laquelle était elle-même située à trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Le principe de la conservation de l’énergie serait toutefois respecté, compte tenu de l’altitude de Tsarangalang, quelque quatre cents mètres : Mais l’air qu’ils déplaceraient au-dessus de l’île serait téléporté jusqu’à leur point de départ, où il parviendrait à une vitesse supérieure à un kilomètre à la seconde. Malheur à celui qui se trouverait sur sa trajectoire !
Le silence se prolongeait. Ajao avait espéré que le temps manquerait pour réfléchir ou pour sentir naître la peur au cours de ces ultimes secondes. Tant que ce moment restait encore éloigné de plusieurs jours, il avait pu considérer son projet comme un simple problème d’aérodynamique — un de ces problèmes que savent résoudre les mathématiques et le bon sens. Or leurs vies mêmes dépendaient à présent de sa solution, et les risques sur lesquels il avait épilogué en compagnie de Yoninne devenaient une réalité : ils n’étaient pas logés à meilleure enseigne que s’ils eussent vogué sur l’océan à bord d’un canot faisant eau de toutes parts ou effectué la descente d’une cataracte dans un tonneau. La capsule avait été conçue pour voler à des vitesses infiniment supérieures à mille mètres à la seconde — mais seulement au-dessus de la stratosphère, là où la densité de l’air est dix mille fois moindre qu’au niveau de la mer. Même en tenant compte de la quantité de lest qu’ils transportaient, la pression de la basse atmosphère engendrerait une résistance égale à vingt fois leur poids spécifique. La coque et l’arrimage du lest supporteraient-ils une telle contrainte ? Car la capsule n’était au fond destinée à l’origine qu’à affronter les phénomènes thermiques et non les fortes densités.
Bing. Bingbing. La capsule branlait légèrement entre ses cales. Ajao lança un regard à Pelio, installé au fond de la cabine obscure. « Ils continuent à téléporter des pierres », expliqua le jeune homme. Une explosion assourdie retentit au-dessus de leurs têtes et le plafond détérioré de la salle s’affaissa un peu plus en direction de la nacelle. À travers le hublot, il vit à la lueur de la lune s’avancer des soldats qui ne portaient pas le kilt national mais d’épaisses jambières.
Lan, n’attendez plus pour nous téléporter ! implora Bjault.
Le vieillard dut l’entendre, car un instant auparavant Bjault flottait encore à l’aise dans son harnais, et voilà qu’à présent il se sentait écrasé au fond de son siège, la peau du visage et des bras prête à glisser de ses os. Une terrifiante pression chassa l’air de ses poumons, que rien ne vint remplir. Son cerveau devint brumeux et il sombra dans l’inconscience…
… Non sans avoir eu le temps d’apercevoir à travers les lames du hublot le matin lumineux qui basculait à l’horizon.
Dès que la réunion du Conseil eut pris fin, Bjault retourna à l’hôpital.
L’Hôpital Principal constituait un spécimen typique de l’architecture coloniale : c’était un bâtiment sans étage, construit en alumine moulée, dont toutes les portes et les fenêtres se manœuvraient manuellement. Aussi laid que pratique. Mais les Novamérikains avaient eu l’excellente idée d’implanter leur centre médical sur les hauteurs de la côte, en surplomb des palmiers taillés en pyramide et des plages de sable rose qui bordaient la mer polaire. De tous les édifices de la nouvelle colonie, l’hôpital était le seul à bénéficier d’un parc paysager. Quand Ajao traversa la pelouse à l’épais gazon, l’odeur de l’herbe et des fleurs se mêlait à celle de l’océan. Le soir régnait et la lumière du soleil qui flottait à l’horizon dans une sorte de crépuscule prolongé dorait les vagues déferlantes d’un vert translucide. Ici, à la latitude du pôle sud de Novamérika, le soir — ou quelque chose d’approchant — durerait encore quarante jours. Ensuite, le soleil se coucherait ; commencerait alors la saison des tempêtes hivernales. Celles-ci ne donnaient pas lieu aux mêmes excès que leurs homologues estivales : à cette époque, la mer n’était pas loin de bouillir. Elles n’en avaient pas moins leurs inconvénients, car, si l’on ne prenait pas de précautions, les pluies risquaient d’inonder la pelouse.
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