Ce ne pouvait être que le fil des carrés d’ombre. Mais il y en avait une telle masse !
« Comment allons-nous transporter cela ? »
Louis ne put que répondre « Je ne sais pas. Descendons regarder de plus près. »
Ils posèrent leur poste de police tronqué à l’orient de la place où était dressé l’autel.
Nessus n’arrêta pas les moteurs ascensionnels. Il laissa le bâtiment toucher à peine le sol, ce qui avait été la plateforme d’observation des cellules devenant la rampe d’accès à l’Improbable. Sans cette précaution, le poids du bâtiment l’aurait écrasée.
« Il va falloir que nous trouvions un moyen de manipuler ce truc », dit Louis. « Un gant en même matière pourrait faire l’affaire. Ou nous pourrions l’enrouler sur une bobine faite du matériau de charpente. »
— « Nous n’avons ni l’un ni l’autre. Nous devons en parler aux indigènes », dit le Kzin. « Ils ont peut-être de vieilles légendes, de vieux outils, de vieilles reliques saintes, que sais-je encore ? Et puis, ils ont eu trois jours pour apprendre à manier le fil. »
— « Alors je dois venir avec vous. » L’idée n’enchantait apparemment pas le Marionnettiste, qui se mit à frissonner. « Parleur, votre maîtrise de la langue n’est pas suffisante. Halrloprillalar doit rester à bord pour faire décoller le bâtiment si besoin est. À moins que… Louis, l’amant indigène de Teela pourrait-il palabrer pour nous ? »
Les paroles de Nessus remuaient le couteau dans la plaie. Louis répondit « Teela elle-même dit qu’il n’a rien d’un génie. Je ne lui ferais pas confiance pour mener nos transactions. »
— « Moi non plus. Louis, avons-nous réellement besoin du fil des carrés d’ombre ? »
— « Je ne sais pas. Si je ne suis pas en train d’échafauder des rêves de drogué, nous en avons besoin. Sinon… »
— « Ne vous en faites pas, Louis. J’irai. »
— « Vous n’êtes pas obligé de faire confiance à mon jugement. »
— « J’irai. » Le Marionnettiste frissonna de nouveau.
Ce qu’il y avait d’étrange, dans sa voix, c’est qu’elle pouvait être si claire, si précise, et pourtant ne jamais révéler une trace d’émotion. « Je sais que nous avons besoin du fil. Quelle coïncidence l’a fait tomber précisément sur notre route ? Toutes les coïncidences nous ramènent à Teela Brown. Si nous n’avions pas besoin de fil, il ne serait pas ici. »
Louis se détendit. Non parce que cette déclaration était sensée, elle ne l’était pas. Mais elle renforçait ses propres conclusions fragiles. Louis se cramponna donc à ce réconfort, sans faire remarquer au Marionnettiste qu’il proférait des inepties.
L’un après l’autre, ils descendirent la rampe d’accès et émergèrent de l’ombre de l’Improbable. Louis tenait la lampe laser. Parleur-aux-Animaux portait le désintégrateur Négrier. Sa démarche faisait courir ses muscles comme un fluide ; ils saillaient sous sa fourrure orange longue à peine d’un centimètre et demi. Nessus n’avait apparemment pas d’arme. Il préférait le tasp, et la position d’arrière-garde.
Chercheur marchait à l’aile, son épée de métal noir à la main. Ses pieds, grands et calleux, étaient nus. Il ne portait toujours pour tout vêtement que la peau jaune qui lui ceignait les reins. Ses muscles ondulaient comme ceux du Kzin.
Teela marchait sans arme.
Sans le marchandage qui avait eu lieu le matin même, ils seraient restés tous deux à bord de l’Improbable. C’était la faute de Nessus. Louis avait utilisé le Marionnettiste comme interprète lorsqu’il avait offert de vendre Teela au chevalier Chercheur.
Chercheur avait hoché la tête d’un air grave et offert une capsule d’élixir de jeunesse, l’équivalent de cinquante ans de vie.
« D’accord », avait dit Louis. C’était une offre généreuse, quoique Louis n’eût pas l’intention d’absorber l’élixir. Il n’avait certainement jamais été testé sur quelqu’un qui, comme Louis Wu, prenait de l’épice survolteur depuis cent soixante-dix ans.
Nessus lui avait ensuite expliqué en interworld : « Je ne voulais pas l’insulter, Louis, ou lui laisser croire que vous accordiez peu de valeur à Teela. J’ai renchéri sur son offre. Il possède maintenant Teela, et vous avez la capsule pour la faire analyser quand nous retournerons sur Terre, si nous y retournons. En outre, Chercheur vous servira de garde du corps contre tout ennemi éventuel, jusqu’à ce que nous soyons en possession du fil des carrés d’ombre. »
— « Il va nous protéger avec son couteau de cuisine amélioré ? »
— « C’était seulement pour le flatter, Louis. »
Teela avait insisté pour l’accompagner, bien sûr. C’était son homme, et il allait affronter un danger. Louis se demandait maintenant si c’était là ce qu’avait escompté Nessus. Teela était son porte-bonheur personnel, soigneusement cultivé…
Si près de l’Œil-Cyclone, le ciel était toujours couvert. Dans le jour gris-blanc, ils marchaient en file vers un nuage noir vertical, haut de plusieurs dizaines d’étages.
« N’y touchez pas », cria Louis, se rappelant ce que le prêtre lui avait dit à sa précédente visite. Une jeune fille avait perdu ses doigts en essayant de prendre un morceau de fil des carrés d’ombre.
De près, il avait toujours l’aspect d’un nuage noir à travers lequel on apercevait la ville en ruine, les immeubles-ruches vitrés des faubourgs et les quelques tours plates tout en verre qui, dans l’espace humain, eussent été des grands magasins. Tout cela était dans le nuage, comme si un incendie faisait rage, quelque part à l’intérieur.
En approchant l’œil à trois centimètres du fil, on pouvait le voir ; mais l’œil se mettait alors à pleurer, et la vue se brouillait. La finesse du fil le rendait presque invisible. Il ressemblait beaucoup au monofilament de Sinclair ; et le monofilament de Sinclair était dangereux.
Essayons le désintégrateur Négrier », dit Louis. « Voyez si vous pouvez le couper, Parleur. »
Une ligne de lumières étincelantes jaillit à l’intérieur du nuage.
C’était sans doute un sacrilège. Vous combattez avec de la lumière ? Mais les indigènes avaient déjà dû décider d’anéantir les étrangers beaucoup plus tôt. Lorsque les guirlandes de Noël apparurent dans le nuage de fumée noire, des cris déments retentirent de tous côtés. De tous les bâtiments environnants, des hommes drapés de couvertures bigarrées apparurent, hurlant et gesticulant… épées et bâtons ?
Les pauvres types, pensa Louis. Il ajusta le faisceau de sa lampe laser : étroit, pleine puissance.
Les lance-lumière — les armes laser — avaient été utilisés sur tous les mondes. Louis s’était entraîné il y avait plus d’un siècle, et la guerre pour laquelle on l’avait préparé n’avait jamais eu lieu. Mais les règles étaient assez simples pour qu’il s’en souvînt.
Plus le mouvement est lent, plus la coupure est profonde.
Mais Louis décrivait avec son faisceau des arcs larges et rapides. Les hommes reculaient en vacillant, se tenant le ventre à deux mains ; leurs visages aux toisons d’or ne reflétaient rien. Face à un ennemi nombreux, balayez à coups rapides. Coupez un centimètre en profondeur, mais touchez-en beaucoup. Ralentissez-les !
Louis se sentait pris de pitié. Les fanatiques n’avaient que des épées et des bâtons. Ils n’avaient pas une chance…
Mais l’un d’eux abattit son épée sur le bras de Parleur, qui tenait l’arme, assez fort pour le blesser. Parleur laissa tomber le désintégrateur Négrier. Un autre homme s’en empara et le lança. Il mourut dans l’instant même, car Parleur abattit sur lui sa main valide et lui arracha d’un coup de griffe la colonne vertébrale. Un troisième homme rattrapa l’arme, fit demi-tour et se mit à courir. Il n’essaya même pas de s’en servir. Il se contentait de courir, l’arme à la main. Louis ne pouvait pas l’abattre avec le laser ; les autres essayaient de le tuer.
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