Durant ces semaines lugubres, je n’eus pratiquement aucun contact avec mes connaissances, sauf Bob Lombroso. Cinq ou six jours après mon renvoi, il me téléphona pour m’exprimer ses regrets.
— Mais enfin, insista-t-il, quelle mouche t’a piqué de sortir la vérité à Mardokian ?
— Il m’est apparu que je n’avais pas le choix. Ni lui ni Quinn ne me prenaient plus au sérieux.
— Et tu pensais qu’ils te croiraient plus sûrement si tu te vantais de voir dans le futur ?
— J’ai joué. J’ai perdu.
— Mon pauvre Lew, pour un homme qui a toujours eu cette merveilleuse intuition comme sixième sens, tu as procédé avec une maladresse effarante.
— Oh ! je sais. Je sais. Disons que j’espérais un peu plus de souplesse d’imagination chez Mardokian. Et j’ai peut-être aussi surestimé Quinn.
— Haig n’avait pas besoin d’une imagination particulièrement souple pour arriver là où il est, observa Lombroso. Quant au maire, il joue gros jeu et n’a pas envie de prendre des risques inutiles.
— Je suis un risque nécessaire, Bob. Je peux l’aider.
— Si tu nourris encore le moindre espoir de l’amener à te rappeler parmi nous, renonces-y tout de suite. Tu le terrorises.
— Je le terrorise ?
— Le mot est peut-être trop fort. En tout cas, tu crées chez Quinn un profond malaise. Il soupçonne plus ou moins que tu pourrais bien être capable de lire dans l’avenir comme tu le prétends. Et je crois que c’est ça dont il a peur.
— Il aurait peur d’avoir balancé un authentique voyant ?
— Non, il est terrifié à l’idée que d’authentiques voyants puissent vraiment exister. Il dit (et ceci est strictement confidentiel, Lew, il m’en cuirait si le maire découvrait que tu l’as appris), il dit que la seule idée que des gens soient capables de lire dans l’avenir l’oppresse comme une main lui serrant la gorge… qu’il en tire l’impression d’être paranoïaque, que ça limite ses choix, que ça restreint son horizon. Textuel. Il exècre tout ce qui est déterminisme. Selon lui, il est un homme qui a toujours su bâtir son propre destin, et il ressent une sorte de terreur existentielle quand il se voit en face de quelqu’un affirmant que le futur est un registre déjà imprimé, un livre qu’on peut ouvrir et consulter. Car cette notion fait de lui une sorte de marionnette qui obéirait à un schéma préétabli. Il en faut beaucoup pour pousser Quinn à la paranoïa, mais je crois que tu as gagné. Et ce qui l’obsède au plus haut point, c’est l’idée qu’il a utilisé tes services, qu’il t’a introduit dans son proche entourage, qu’il t’a gardé quatre ans auprès de lui sans se douter de la menace que tu constituais.
— Je n’ai jamais été une menace pour Quinn.
— Il voit les choses différemment.
— Il a tort. En premier lieu, le futur n’a pas été pour moi un livre ouvert pendant tout le temps que j’ai travaillé avec lui. J’ai opéré en utilisant des procédés stochastiques jusqu’à une date récente, jusqu’au jour où je me suis mis sous la coupe de Carvajal. Tu le sais bien.
— Mais Quinn l’ignore.
— Et après ? S’il se croit menacé par moi, c’est absurde. Écoute, Bob : mes sentiments envers Quinn ont toujours été un mélange de crainte, d’admiration, de respect et… eh bien, oui, d’amour. De l’amour. Même encore à présent. Je le tiens pour un très grand bonhomme, pour un chef politique de valeur. Je veux le voir président, et si je regrette qu’il ait un peu trop paniqué à mon sujet, je ne lui en garde pas rancune le moins du monde. Je me mets à sa place, je conçois qu’il lui ait paru nécessaire de me remercier. N’importe Comment, mon seul désir reste de faire tout ce que je pourrai en sa faveur.
— Il ne te rappellera pas, Lew.
— Okay. J’accepte la condamnation. Mais j’ai encore un moyen de travailler pour lui sans qu’il le sache.
— Quel moyen ?
— Par ton entremise. Je puis te fournir des suggestions, et tu les présentes à Quinn comme si elles venaient de toi.
— Si je vais le trouver avec le genre de choses que tu lui apportais, il se débarrassera de moi aussi vite qu’il t’a liquidé. Et peut-être plus vite encore.
— Il ne s’agira pas des mêmes, Bob. En premier lieu, je sais maintenant ce qu’il est trop risqué de lui proposer. Deuxièmement, je n’ai plus ma source d’information. J’ai rompu avec Carvajal. Il ne m’avait pas prévenu que je serais balancé, tu te rends compte ? Il me parlait du proche avenir de Soudakis, mais non du mien. Je crois qu’il voulait à toute force me faire renvoyer par Quinn. Ce Carvajal ne m’a valu que des déboires, et je n’irai certes plus lui en redemander. Mais j’ai toujours mon intuition à offrir, mes facultés stochastiques. Je peux analyser les tendances, généraliser la stratégie, relayer sur toi mes aperçus. Hein ? Qu’en penses-tu ? Nous ferons en sorte que ni Quinn ni Mardokian ne puissent flairer notre collaboration. Tu ne peux pas me laisser dans la poubelle, Bob. Pas tant qu’il y a du travail à faire en faveur de Quinn. Alors ?
— On pourrait essayer, opina Lombroso d’un ton circonspect… Oui, disons qu’on tente un coup d’essai. D’accord. Je me ferai ton porte-parole, Lew. À condition toutefois que tu me laisses libre de décider ce qu’il faut transmettre à Quinn et ce qu’il est préférable d’écarter. C’est moi qui ai la tête sur le billot à présent, n’oublie pas.
— Bien entendu, acquiesçai-je.
Puisque je ne pouvais plus servir Quinn directement, je pouvais encore y arriver par procuration. Pour la première fois depuis mon renvoi, je me sentis revigoré, plein d’espoir. La neige elle-même fit trêve ce soir-là.
Hélas ! Le système « par procuration » ne marcha point. Nous essayâmes et ce fut un fiasco total. J’inventoriai consciencieusement tous les quotidiens, récapitulai tous les faits actuels (car une semaine sans relations extérieures avait suffi à me faire perdre le fil de dix ou douze schémas principaux), puis j’entrepris le périlleux voyage polaire consistant à traverser New York pour gagner les locaux de la firme Lew Nichols. Firme qui fonctionnait toujours, quoique au ralenti et par à-coups. De mes machines je soutirai plusieurs extrapolations. J’adressai les résultats à Lombroso sous pli cacheté, préférant ne pas trop me fier au téléphone. Ce que je lui confiais n’avait rien d’insolite : simplement deux ou trois suggestions banales touchant la politique du travail. Dans les jours qui suivirent, je mis au point quelques idées de la même mouture. Enfin, Lombroso me téléphona.
— Tu ferais aussi bien d’arrêter. Mardokian nous barre le chemin.
— Que s’est-il passé ?
— J’ai transmis la camelote pièce par pièce, comme tu t’en doutes. Et puis, hier soir, je dînais avec Mardokian. Nous arrivions au dessert, quand il me demanda si toi et moi étions toujours en rapports.
— Tu lui as craché le morceau ?
— J’ai essayé de rester bouche cousue, soupira Lombroso. Mais Haig est fin comme l’ambre, tu ne l’ignores pas. Il m’a percé à jour. Il m’a dit textuellement : « Tu tiens ces renseignements de Lew, n’est-ce pas ? » J’ai haussé les épaules, ça l’a fait rire et il a ajouté : « Je sais qu’ils te viennent de Lew. On y reconnaît tout de suite son style. » Je n’ai rien admis. Haig m’a alors conseillé gentiment de rompre avec toi, de ne pas nuire à ma position près de Quinn pour le cas où notre homme viendrait à flairer le pot-aux-roses.
— Donc, Quinn ne se doute encore de rien ?
— Apparemment non. Et Mardokian ne songe nullement à le renseigner. Mais nous ne pouvons accepter le risque. Si Quinn se méfie un jour de moi, je serai flambé. Il pique des crises paranoïaques chaque fois qu’on prononce le nom de Lew Nichols en sa présence.
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