— Ce bas monde paraît avoir plus de réalité pour moi que pour toi, je pense. Il ne semble donc pas que ce soit une bonne chose de prolonger davantage notre vie commune.
Elle hocha la tête.
— Y aura-t-il des chamailleries au moment du partage des biens ?
— Je t’ai dit que je voulais agir de façon correcte.
— Bon. C’est aussi mon avis.
Le calme dont elle faisait preuve me confondait. Nous étions tellement éloignés l’un de l’autre depuis des mois que nous n’avions jamais fait allusion à cette cassure de plus en plus marquée dans nos rapports. Mais on voit tant de ménages boiteux, tant de couples désunis se laisser flotter côte à côte, ni l’homme ni la femme voulant faire chavirer l’esquif ! Et c’était moi qui décidais de crever la coque, alors que mon épouse ne soufflait mot. Huit ans de vie commune. Soudain, du jour au lendemain, je parle d’avoués. Et Sundara ne dit rien. Imperturbable. Preuve manifeste du changement que sa nouvelle religion opérait en elle, pensai-je.
— Est-ce que tous les Transitistes accueillent les grands bouleversements de leur vie avec la même sérénité ?
— Qui parle de bouleversement ?
— Notre divorce me semble en être un.
— Pour moi, Lew, il ne fait que ratifier une décision prise depuis longtemps par nous deux.
— Nous avons connu une période difficile, acquiesçai-je. Mais même quand tout allait au plus mal, je me disais que c’était seulement une crise, un mauvais moment à passer, que tous les ménages traversent ce genre d’épreuve, et que nous finirions bien par nous retrouver.
Plus j’allais, plus je me persuadais que tout cela était vrai, que Sundara et moi avions toujours la possibilité de rétablir entre nous des rapports durables, comme des humains sensés que nous étions. Et malgré ça, je la priais de choisir un avoué. Je me rappelai la phrase de Carvajal : Vous l’avez perdue , et l’inexorable point final sur lequel retombait sa voix. Mais le petit homme parlait du futur, non du passé.
— Et maintenant, tu estimes que c’est sans issue ? enchaîna Sundara. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
— Plaît-il ?
— Comment donc as-tu changé d’avis ?
Je gardai le silence.
— Je ne crois pas que tu tiennes vraiment à divorcer, Lew.
— Si, affirmai-je, la gorge serrée.
— C’est toi qui le dis.
— Je ne te demande pas de lire mes pensées, Sundara, mais simplement de te soumettre à ces corvées juridiques qu’il faut accepter si nous voulons être libres de vivre chacun de notre côté.
— Tu ne tiens pas le moins du monde à divorcer, et pourtant tu vas le faire. Comme c’est étrange, Lew. Ton attitude est une véritable démarche transitiste, sais-tu ? Nous appelons cela un accordage – le moment où l’on se trouve partagé entre deux points de vue diamétralement opposés et où l’on cherche à les concilier. Il y a dès lors trois solutions possibles. Cela t’intéresse de les connaître ? L’une est la schizophrénie. La deuxième est la perte de toute confiance en soi, comme quand on veut saisir deux objets à la fois et qu’on n’y arrive pas. La troisième est une révélation soudaine que les Transitistes appellent…
— Sundara, je t’en prie…
— Je croyais que ça t’intéressait.
— Pas précisément, non.
Elle me regarda un instant, puis sourit.
— Cette histoire de divorce est en rapport avec tes dons de prescience, n’est-ce pas ? Tu ne veux pas vraiment divorcer à présent, même si les choses ne vont plus très bien entre nous, et néanmoins tu juges bon de prendre des mesures dès maintenant, car tu as l’intuition qu’il te faudra me quitter dans un proche avenir… C’est bien ça, Lew ? Voyons : parle franchement. Je ne serai pas fâchée.
— Tu n’es pas loin de la vérité, avouai-je.
— Je m’en doutais. Alors, que faisons-nous ?
— Nous envisageons les modalités d’une séparation, répondis-je. Prends un avoué, Sundara.
— Et si je ne veux pas ?
— Tu penses t’y opposer ?
— Il n’est pas question de ça. Tout simplement, je ne tiens pas à passer par les hommes de loi. Réglons les choses entre nous, Lew. Comme des personnes civilisées.
— Il faut que j’aie d’abord l’accord de Komourdjian. Ce procédé est peut-être civilisé, mais pas nécessairement adéquat.
— Tu crois que je chercherais à te rouler ?
— Je ne crois plus rien.
Elle s’approcha de moi. Ses yeux brillaient, tout son être rayonnait de sensualité. En face d’elle j’étais soudain réduit à zéro. Elle aurait pu exiger et obtenir n’importe quoi. Mais Sundara ne fit que poser ses lèvres sur le bout de mon nez, et elle murmura d’une voix sourde, théâtrale :
— Si tu veux divorcer, tu peux le faire. C’est comme tu le voudras, en tout et pour tout. Je n’y mettrai pas d’obstacle. Je ne souhaite que ton bonheur. Je t’aime, comprends-tu ? (Elle appuyait ses mots d’un sourire ensorcelant. Oh ! le Transitisme, quelle calamité !) En tout et pour tout, répéta Sundara.
Je louai pour moi un appartement à Manhattan – trois pièces meublées dans une vieille bâtisse réputée jadis de grand luxe, donnant sur la 63 eRue et située non loin de la Deuxième Avenue, voisinage également réputé jadis aristocratique et qui n’était pas encore tout à fait déshonorant. Les titres de noblesse de cet immeuble s’affirmaient par tout un choix de dispositifs de sécurité dont les plus vétustes remontaient à 1960 et aux trente années suivantes, depuis le simple verrou de type réglementaire jusqu’aux premiers modèles de brouilleurs visuels, sans oublier les écrans stoppeurs d’impact. Le mobilier était simple et de style incertain, démodé et destiné à l’usage courant : canapés, chaises, lit, table, bibliothèque murale, et cetera, tellement anonyme qu’on finissait par ne plus le voir. C’était d’ailleurs l’impression que je me faisais de moi-même, une fois dans les lieux, hommes de peine et gérant ayant pris congé. J’aurais pu me croire invisible, planté au centre du living-room, tel un légat débarquant on ne sait d’où pour résider dans les limbes. Quel était cet endroit ? Comment y étais-je arrivé ? À qui appartenaient ces chaises ? Ces empreintes sur ces murs bleus et nus ?
Sundara m’avait laissé prendre quelques tableaux et statuettes, que je disposai çà et là. Mais autant ils cadraient à merveille avec la somptuosité de notre logis de Staten Island, autant ils semblaient maintenant disgracieux, étrangers, pingouins fourvoyés en plein désert Mohave. Plus de projecteurs ici, plus d’ingénieuses combinaisons de solénoïdes et de rhéostats, plus de consoles : rien que des plafonds trop bas, des murs poussiéreux, des fenêtres sans assombrisseurs. Pourtant, il ne me venait pas à l’idée de m’apitoyer sur mon sort. J’éprouvais simplement un grand désarroi, une absence, une dislocation. Je passai le premier jour à ouvrir les caisses, à m’organiser, à situer mes lares, à bien porter mes pénates en ces lieux indifférents. J’allais lentement, maladroitement, abandonnant souvent mes tentatives pour méditer dans le vide. Je ne sortis pas de la journée, pas même pour aller faire des courses. Je commandai simplement par téléphone tout un stock d’épicerie au supermarché du coin, histoire de garnir mon frigidaire. Le dîner fut un pâle composé de produits synthétiques, cuisiné sans enthousiasme et vite avalé. Je dormis seul – et comme un ange, ce qui m’étonna beaucoup. Dès le lendemain matin, je téléphonai à Carvajal pour lui rendre compte de la situation.
Il approuva d’un petit grognement, puis ajouta :
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