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Robert Silverberg: L'homme stochastique

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Robert Silverberg L'homme stochastique

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Prévoir l'avenir. Un vieux rêve de l'humanité. Irréalisable scientifiquement ? Voire. Car les progrès des méthodes prévisionnelles, statistiques et autres, confondues dans un art baptisé stochastique, permettent à quelques-uns de jouer les prophètes. Ainsi en est-il pour Lew Nüchols, spécialiste de l'art d'emmagasiner et de trier les informations, de dire même ce qu'il faut faire pour réduire l'intervalle d'incertitude entre la prévision et la réalité future. Intervalle irréductible. Sauf pour Carjaval, l'homme qui sait absolument tout de l'avenir. Jusqu'à l'heure et la circonstance de sa mort — Carjaval, prophète de l'homme à venir, l'homme stochastique. Robert Silverberg a écrit ici un étrange roman où la liberté, la nécessité et les probabilités se livrent dans l'avenir proche à un ballet redoutable avec l'amour, le pouvoir et la mort.

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Quand je travaillais aux extrapolations, beaucoup de personnes mal informées me prenaient pour un vulgaire sondeur. Eh bien, non. Les sondeurs opéraient pour mon compte – toute une armée de gallups à gages. Ils étaient pour moi ce qu’est le meunier pour le boulanger : ils tiraient la farine des grains, et je produisais le pain ou les gâteaux. Utilisant les données rassemblées au moyen des habituelles méthodes quasi scientifiques, j’échafaudais des prédictions à long terme, je faisais des bonds intuitifs – bref, je conjecturais, et je conjecturais juste. Il y avait pas mal d’argent à la clé, certes, mais je goûtais aussi une manière d’extase. Quand je me trouvais face à un monceau de sondages bruts d’où il me fallait tirer une extrapolation majeure, je me trouvais comme un pêcheur se lançant d’une haute falaise dans la mer écumante pour y chercher quelque doublon d’or enfoui sous le sable au plus profond des vagues : mon cœur cognait, mes pensées tourbillonnaient, mon corps, mon esprit subissaient une poussée brutale qui les mettait dans un état d’énergie plus forte, plus intense, L’extase, oui.

Ce que j’accomplissais était sophistiqué et purement technique, mais constituait également une espèce de sorcellerie. Je plongeais dans les procédés harmoniques, les biais positifs, les valeurs modales, les paramètres de dispersion. Mon bureau était un labyrinthe d’écrans et de diagrammes. J’avais une batterie d’ordinatrices fonctionnant jour et nuit sans arrêt, et ce que l’on aurait pu prendre pour un bracelet-montre fixé à mon poignet droit (au lieu du gauche) était en réalité un récepteur de données qui chômait rarement. Mais les mathématiques supérieures, tout comme la puissante technologie de Hollywood, n’étaient que de simples aspects des phases préliminaires – le stade d’information. Quand il me fallait passer aux conjectures proprement dites, IBM ne pouvait plus rien pour moi. Je devais opérer sans rien d’autre que mon cerveau livré à ses seuls moyens. J’étais là, debout sur la falaise dans un isolement terrible, et même si le sonar m’indiquait la configuration des fonds marins, même si les appareils les plus perfectionnés enregistraient la violence des courants dominants, la température de l’eau et l’indice de turbidité, je restais tout seul au moment crucial de la réalisation. Je scrutais l’océan de mes yeux mi-clos, pliant les genoux, balançant les bras, aspirant le plus d’air possible, attendant la minute où j’allais voir, la minute où je voyais véritablement. Et quand je sentais cette vertigineuse, cette splendide confiance implantée derrière mes cils, alors je plongeais enfin. Je piquais tête la première dans les flots houleux, à la recherche du doublon d’or. Je me lançais nu, sans défense et sans la moindre erreur de trajectoire pour atteindre mon objectif.

6

De septembre 1997 à la fin de l’hiver 2000…

Il y a sept ou huit mois, en juin 2000, je fus obsédé par l’idée de porter Paul Quinn à la Maison-Blanche.

Obsédé. Voilà un terme fort. Il vous a un certain goût de Sacher-Masoch, de Krafft-Ebing, d’ablutions rituelles, de sous-vêtements de caoutchouc. Et pourtant, je crois, il définit en tout point mes rapports complexes avec Quinn et ses ambitions.

Ce fut Haig Mardokian qui me présenta à lui au cours de l’été 1995. Haig et moi nous trouvions au collège ensemble (Dalton, dans les années 1980–82, où nous faisions pas mal de basket-ball), et nous sommes restés en relations par la suite. Haig est un avocat retors, à l’œil de lynx, dont la taille approche trois mètres. Entre autres choses, il veut être un jour le premier Procureur Général d’origine arménienne de l’Union, et il y réussira probablement.

(Probablement ? Pourquoi en douterais-je ?) Par un après-midi de juillet torride, il me téléphona :

— Sarkosian donne ce soir une boum à tout casser. Tu es invité. Et je te garantis qu’il y aura du bon pour toi.

Sarkosian dirige une puissante affaire immobilière possédant, semble-t-il, les deux rives de l’Hudson sur six ou sept cents kilomètres.

— Que verrons-nous chez lui ? demandai-je. À part, bien entendu, Ephrikian, Missakian, Hagopian, Manoudjian, Garabedian et Boghosian.

— Il y aura Berberian et Khatisian. Puis… (Mardokian récita une liste époustouflante de plusieurs célébrités de la finance, de la politique, de l’industrie, des recherches et des arts, dont le point final fut :)… et Paul Quinn. Avec emphase significative sur ce nom.

— Suis-je censé le connaître, Haig ?

— Tu devrais, mais il est probable que tu l’ignores actuellement. Pour l’instant, il est député de Riverdale. Un gaillard qui fera son chemin dans la vie publique.

Je ne me souciais guère de perdre cette soirée du samedi à écouter un jeune loup irlandais exposer des plans tenant à assainir la galaxie. Toutefois, j’avais fait récemment quelques prévisions au profit de certains politiciens. C’était fort bien payé, et Mardokian n’ignorait sans doute pas où je pouvais trouver mon compte. Et puis, comment résister à une telle liste de noms ? Enfin, ma femme passait ce mois d’août en Oregon, invitée par un ménage à six temporairement réduit – et j’imagine que l’idée agréable m’est venue de ramener ce soir-là une beauté d’Arménie chaude comme braise.

— Et à quelle heure, la boum ?

— 9, précisa Mardokian.

En route donc pour les pénates de Sarkosian : appartement sur toit, tout en haut de quatre-vingt-dix étages d’une tour circulaire d’albâtre et d’onyx supportée par une des plates-formes marines de Lower West Side. Des gorilles au visage impassible, qui auraient fort bien pu être faits de métal et de plastique vérifièrent mon identité, me fouillèrent pour s’assurer que je n’avais point d’arme et me laissèrent entrer. Dans l’appartement, l’air était une brume bleuâtre. L’odeur épicée de poudre d’os dominait toutes les autres, car cette année-là, on fumait du calcium mêlé de stup. Des fenêtres ovales semblables à de vastes hublots faisaient tout le tour de l’appartement. Dans les pièces qui donnaient à l’est, la vue était bouchée par les masses monolithiques jumelles du Centre Mondial des Échanges – mais pour le reste, Sarkosian nous gratifiait d’un panorama deux cent soixante-dix degrés sur New York, New Jersey, l’autoroute du West Side, et peut-être même un coin de Pennsylvanie. Seul, un des salons triangulaires montrait des fenêtres opaques. Je compris pourquoi lorsque je passai dans une pièce adjacente et pus observer une silhouette déchiquetée : ce côté de la tour faisait face, aux vestiges non encore démolis de la statue de la Liberté, et Sarkosian ne voulait point que ce spectacle lugubre pût attrister ses hôtes. (Nous étions en 1995, n’oubliez pas, une des années les plus terribles de cette décennie, où le grand bombardement laissait encore chacun dans les transes.)

Les hôtes de Sarkosian ! Ils étaient tous là, comme promis, fourmillement glorieux de contraltos et d’astronautes, de dirigeants et de présidents. Les costumes se situaient au niveau du flamboyant, avec l’étalage prévisible des seins et des sexes, mais aussi, venant de l’avant-garde, les premiers symptômes très fin de siècle de cette pudeur ardemment réclamée qui a désormais pris le dessus : gorges gainées et bandeaux stricts. Cinq ou six hommes et plusieurs femmes arboraient ostensiblement le drapé monacal, et il devait bien y avoir quinze pseudo-généraux constellés de médailles dont le nombre eût fait mourir de honte un dictateur africain. J’étais pour ma part assez sobrement vêtu d’un maillot vert radiant et d’un collier triple. Bien que les pièces fussent archipleines, le va-et-vient des occupants n’était nullement désordonné, car je remarquai vite huit ou dix personnages imposants, très bruns de peau et pleins d’entregent (tous membres de l’omniprésente mafia arménienne de Mardokian), lesquels, équitablement répartis dans la pièce principale comme autant de fiches, de jalons ou de pylônes, occupaient des positions repérées à l’avance, offraient cigares, cigarettes et boissons, présentaient untel à untel, ou aiguillaient certains vers d’autres personnes dont on souhaitait leur faire faire la connaissance. Je fus pris sans peine dans ce filet subtilement tendu, eus la main broyée par Ara Garabedian ou Jason Komourdjian (mais peut-être s’agissait-il plutôt de George Missakian ?), puis me trouvai placé en orbite autour d’une jeune femme hâlée, blonde comme l’or et nommée Automne qui n’était point d’Arménie et que je ramenai chez moi quelques heures plus tard.

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