Elle sortit de dessous sa tunique un objet brillant que je reconnus avec stupéfaction : c’était une pierre d’étoile.
— Que fais-tu avec cela ? m’écriai-je. Seuls les Pèlerins…
— Mets ta main sur la mienne.
Elle me tendait son poing qui étreignait la pierre.
J’obéis. Son visage étiré se crispa sous l’effet de la concentration. Enfin, elle se détendit et rangea la pierre d’étoile.
— Avluela, qu’est-ce que…
— J’ai averti la confrérie qu’ils peuvent se rassembler puisque tu es prêt à assister à la réunion.
— Comment t’es-tu procuré cette pierre ?
— Viens avec moi. Oh ! Tomis, si seulement nous pouvions y aller en volant ! Mais ce n’est pas loin. A deux pas de la maison du renouvellement. Viens, Tomis, viens !
Il n’y avait pas de lumière. Avluela me guida dans les ténèbres souterraines et me dit que j’étais au siège de la confrérie des Rédempteurs. « Ne bouge pas », me lança-t-elle avant de me laisser.
Je sentais la présence de gens autour de moi mais n’entendais ni ne voyais rien.
On poussa quelque chose devant moi.
— Pose les mains là-dessus, m’ordonna la voix d’Avluela. Que sens-tu ?
C’était un petit coffret carré monté sur un cadre métallique — du moins eus-je cette impression. J’effleurai des cadrans et des leviers familiers. Mes doigts tâtonnants trouvèrent les poignées saillant sur la face supérieure. D’un seul coup, ce fut comme si mon renouvellement avait été aboli, comme si la Terre n’avait jamais été conquise : j’étais à nouveau un Guetteur car il ne pouvait s’agir d’autre chose que d’un équipement de Vigilance !
— Ce n’est pas le même coffre que celui que j’avais autrefois mais il n’est pas très différent, dis-je.
— As-tu oublié tes talents, Tomis ?
— Je pense qu’ils sont toujours là, même maintenant.
— Eh bien, sers-toi de cet instrument, m’enjoignit Avluela. Fais une nouvelle fois Vigile et dis-moi ce que tu vois.
Je retrouvai mes anciennes attitudes avec joie et sans peine. Promptement, j’accomplis les rites préliminaires, purgeai mon esprit du doute et de ses résistances. La mise en Vigilance s’opéra avec une surprenante aisance. Cela ne m’était pas arrivé depuis cette nuit qui avait vu la défaite de la Terre et pourtant il me semblait que c’était plus rapide que dans le temps.
J’agrippai les poignées. Elles étaient étranges. Au lieu des prises terminales qui m’étaient familières, elles comportaient chacune un objet froid et dur serti à leur extrémité. Peut-être une sorte de gemme, voire une pierre d’étoile. Mes mains se refermèrent sur les fraîches masses jumelles. J’éprouvai alors une appréhension fugitive, même un sentiment de peur à l’état brut mais recouvrai vite ma nécessaire sérénité. Mon âme se déversa dans l’appareil et je commençai à vigiler.
Je ne m’élançai pas à la rencontre des étoiles comme autrefois. Je percevais, certes, mais ma perception était limitée à l’environnement immédiat de la salle où je me trouvais. Les yeux fermés, courbé en deux dans ma transe, je sondai et entrai d’abord en contact avec Avluela. Elle était près de moi, presque contre moi. Je la voyais et ses yeux scintillaient.
« Je t’aime. »
« Oui, Tomis. Et nous resterons toujours ensemble. »
« Jamais je ne me suis senti aussi proche d’un être. »
« Dans cette confrérie, nous sommes tous proches les uns des autres, tout le temps. Nous sommes les Rédempteurs, Tomis. Nous sommes quelque chose de nouveau. Il n’y a jamais rien eu de semblable sur Terre auparavant. »
« Comment se fait-il que je te parle, Avluela ? »
« Ton esprit s’adresse au mien par l’intermédiaire de la machine. Et, un jour, la machine ne sera plus indispensable. »
« Lorsque nous volerons de compagnie ? »
« Bien avant, Tomis. »
Les pierres d’étoile s’échauffaient dans mes mains. Maintenant, je distinguais nettement les instruments : c’était un coffret de Guetteur mais auquel certaines modifications avaient été apportées, dont les pierres fixées aux poignées. Et, derrière Avluela, j’apercevais des visages. Certains que je connaissais. L’austère silhouette du Réjuvant Talmit était à ma gauche. Un peu plus loin se tenait le Chirurgien avec qui j’étais entré à Jorslem. Bernalt l’Elfon était debout à côté de lui. Je savais enfin pour quelle raison ces deux hommes avaient quitté Nayrub pour rallier la cité sainte. Les autres m’étaient inconnus mais il y avait deux Volants, un Souvenant qui étreignait son écharpe, une Servante, d’autres encore. Et si je les voyais, c’était à cause d’une lumière intérieure car la salle était toujours aussi obscure qu’à mon arrivée. Et non seulement je les voyais tous mais encore je les touchais en esprit.
Le premier esprit que je frôlai fut celui de Bernalt. Je l’effleurai sans difficulté mais avec crainte, me rétractai, le touchai derechef. Il m’accueillit avec joie. Je compris à ce moment que si je parvenais à considérer un Elfon comme mon frère, je pourrais — et la Terre le pourrait aussi — obtenir la rédemption tant cherchée. Car comment réussirions-nous à mettre fin à notre châtiment si nous n’étions pas véritablement un seul peuple ?
J’essayai de pénétrer à l’intérieur de l’esprit de Bernalt mais j’étais plein d’effroi. Comment cacher les préjugés, le mesquin dédain, les réflexes conditionnés qui entraient inéluctablement en jeu lorsque nous pensions aux Elfons ?
« Ne cache rien, me conseilla-t-il. Ce n’est pas un secret pour moi. Largue tout cela et rejoins-moi. »
Je bataillai. J’exorcisai les démons. Je me remémorai l’épisode du sanctuaire des Elfons quand, après que Bernalt nous eut sauvés, je l’avais invité à nous accompagner. Qu’avais-je alors éprouvé à son égard ? L’avais-je considéré, ne fût-ce qu’un instant, comme un frère ?
Je prolongeai ce moment de gratitude et de compagnonnage, le laissai grandir et flamboyer — et il consuma la croûte de mépris et de vain dédain. Je vis l’âme humaine derrière l’étrange surface elfonne. Cette surface, je la brisai et je trouvai le chemin de la rédemption. Son esprit m’aspira.
Je rejoignis Bernalt et il m’admit dans sa confrérie. J’appartenais désormais aux Rédempteurs.
Une voix résonna en moi et je ne savais pas si c’était le timbre sonore de Talmit, le ton sec et ironique du Chirurgien, le murmure volontaire de Bernalt ou le léger chuchotement d’Avluela car c’étaient toutes ces voix en même temps, et c’étaient aussi d’autres voix, et elles disaient :
« Quand l’humanité tout entière sera membre de notre confrérie, nous ne serons plus vaincus. Quand chacun de nous fera partie de tous les autres, nos souffrances prendront fin. Il n’est nul besoin de nous dresser contre nos conquérants car lorsque nous serons tous Rachetés, nous les absorberons. Entre en nous, Tomis, qui fus le Guetteur Wuellig. »
Et j’entrai.
Et je devins le Chirurgien, la Volante, le Réjuvant, l’Elfon, la Servante et tous les autres. Et ils furent moi. Aussi longtemps que j’étreignais les pierres d’étoile, nous n’étions qu’une seule âme et qu’un même esprit. Ce n’était pas la communion au cours de laquelle le Pèlerin s’immerge anonymement dans la Volonté mais une union du moi et du moi qui préservait l’indépendance au sein d’une plus vaste dépendance. C’était la perception aiguisée de la Vigile associée à cette fusion avec une entité transcendante que dispense la communion, et je savais que c’était là quelque chose d’absolument sans précédent sur Terre, pas simplement la fondation d’une nouvelle confrérie mais le point de départ d’un nouveau cycle de l’histoire humaine, la naissance du quatrième cycle sur la planète vaincue.
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