— Transmettez-lui ce message : Le Guetteur avec lequel elle est allée à Roum est aussi à Jorslem sous l’habit de Pèlerin. Il désire lui fixer un rendez-vous demain à midi devant la maison du renouvellement.
Cela fait, nous regagnâmes l’auberge. Olmayne était maussade et taciturne. Dans ma chambre, lorsqu’elle enleva son masque, son visage était dur. Était-elle jalouse ? Oui. Elle voyait en tout homme un vassal, même un vieillard décrépit comme moi, et l’idée qu’une autre femme était capable de faire naître en moi un si brûlant brasier lui était intolérable. Je sortis ma pierre d’étoile. Tout d’abord, elle ne voulut pas entrer en communion. Ce ne fut que lorsque j’eus commencé à réciter les formules rituelles qu’elle capitula. Mais elle était tellement crispée que nous ne pûmes ni l’un ni l’autre nous immerger dans la Volonté. Nous restâmes une demi-heure plantés l’un en face de l’autre, moroses, avant de renoncer et de nous séparer pour la nuit.
On doit se rendre seul à la maison du renouvellement. Je me réveillai à l’aube, accomplis une brève communion avec plus de succès que la veille et quittai l’auberge à jeun, sans Olmayne. Une demi-heure plus tard, j’atteignis le mur doré de la vieille ville et il me fallut encore une demi-heure pour la traverser en empruntant tout un dédale de ruelles. Je passai devant la muraille grise si chère au cœur des anciens hébroux et gravis la pente du haut lieu. Après avoir longé le dôme étincelant des mislams évanouis, je tournai à gauche et m’intégrai à la file des Pèlerins qui déjà à cette heure matinale se dirigeaient vers la maison du renouvellement.
C’est une construction du second cycle, époque à laquelle fut conçu le procédé de jouvence. De toutes les sciences de cette ère, seule celle du renouvellement nous est parvenue à peu près telle qu’on la pratiquait alors. Comme tous les autres témoins architecturaux du second cycle qui ont survécu, c’est un édifice souple et poli, aux courbes habiles et à la texture lisse qui ne possède ni fenêtres ni décorations extérieures. En revanche, il a de nombreuses portes. Je choisis l’entrée la plus à l’est et fus admis au bout d’une heure d’attente.
Je fus accueilli par un membre de la confrérie des Réjuvants en robe verte — c’était le premier qu’il m’était donné de rencontrer. On recrute exclusivement les Réjuvants chez les Pèlerins qui sont disposés à passer toute leur vie à Jorslem pour aider les autres à parvenir au renouvellement. La structure administrative de cette confrérie est analogue à celle des Pèlerins : un maître unique préside aux destinées de l’une comme de l’autre. Même la tenue des Réjuvants et des Pèlerins est identique, sauf pour la couleur. Ils appartiennent en fait à la même confrérie et représentent des degrés différents d’une même affiliation.
La voix du Réjuvant était aimable et joyeuse.
— Sois le bienvenu en cette demeure, Pèlerin. Qui es-tu et d’où viens-tu ?
— Je suis le Pèlerin Tomis, ex-Tomis des Souvenants. Auparavant, j’étais Guetteur et je suis né sous le nom de Wuellig. Natif des continents perdus, j’ai beaucoup voyagé avant et après mon départ en Pèlerinage.
— Que cherches-tu ici ?
— Le renouvellement et la rédemption.
— Puisse la Volonté exaucer tes vœux. Suis-moi.
Il me conduisit par un passage faiblement éclairé à une petite cellule aux murs de pierre et me dit d’ôter mon masque, de me mettre en communion et d’attendre. Je me débarrassai donc de la grille de bronze et étreignis ma pierre d’étoile. La sensation familière de l’état de communion s’empara de moi mais sans qu’il y eût union avec la Volonté. Au lieu de cela, j’éprouvai le contact spécifique d’un autre esprit humain. J’en fus désorienté mais ne résistai pas.
Quelque chose sondait mon âme, en extrayant tout ce qu’elle contenait comme pour le déposer sur le sol afin de l’inspecter les actes d’égoïsme que j’avais commis, mes lâchetés, mes faiblesses et mes défaillances, mes doutes, mes désespoirs et, surtout, mon méfait le plus honteux — la livraison du document à l’envahisseur. Contemplant tous ces manques, je sus que je n’étais pas digne du renouvellement. On pouvait dans cette maison doubler ou tripler la durée de l’existence des gens. Mais pourquoi les Réjuvants prodigueraient-ils leurs bienfaits à quelqu’un qui ne les méritait pas ?
Je restai longtemps face à face avec mes péchés. Enfin, le contact fut rompu et un autre Réjuvant, un personnage d’une stature remarquable, entra dans ma cellule.
— La miséricorde de la Volonté est sur toi, ami, dit-il en tendant des doigts d’une longueur extraordinaire pour effleurer le bout des miens.
En entendant cette voix grave et à la vue de ces doigts blancs, je reconnus l’homme avec qui j’avais eu un bref entretien devant les portes de Roum avant la défaite. Il était alors Pèlerin et m’avait invité à faire le voyage de Jorslem en sa compagnie mais j’avais décliné l’offre car l’appel de Roum était le plus fort.
— Ton Pèlerinage a-t-il été aisé ? lui demandai-je.
— Il a été enrichissant. Et toi ? A ce que je vois, tu n’es plus Guetteur.
— Je suis entré cette année dans ma troisième confrérie.
— Ce ne sera pas la dernière. Une quatrième t’attend.
— Je te rejoindrai donc chez les Réjuvants ?
— Ce n’est pas à cette confrérie que je faisais allusion, ami Tomis. Mais nous en reparlerons lorsque tu seras allégé de quelques années. J’ai la joie de t’annoncer que ta demande de renouvellement a été approuvée.
— Malgré tous mes péchés ?
— A cause de tes péchés tels qu’ils sont. Tu entreras demain à l’aube dans le premier bac de jouvence. Ce sera moi qui te guiderai vers ta seconde naissance. Je suis le Réjuvant Talmit. Maintenant, va-t’en. Quand tu reviendras, demande-moi.
— J’aurais une question à te poser…
— Oui ?
— J’ai effectué mon Pèlerinage en compagnie d’une femme, Olmayne, autrefois Souvenante à Perris. Peux-tu me dire si sa candidature a également été acceptée ?
— Je ne sais rien de cette Olmayne.
— Elle n’est pas bonne. Elle est vaniteuse, arrogante et cruelle. Pourtant, je crois qu’elle peut encore être sauvée. Peux-tu faire quelque chose en sa faveur ?
— Je n’ai pas d’influence en ce domaine. Elle devra affronter l’interrogatoire comme tout le monde. Néanmoins, sache ceci : la vertu n’est pas le seul critère du renouvellement.
Il me raccompagna. Un soleil froid baignait de lumière la cité. J’étais vidé, épuisé, trop exténué même pour me sentir heureux d’avoir été accepté. Il était midi et je me rappelai soudain mon rendez-vous avec Avluela. Je fis le tour de la maison du renouvellement avec une anxiété grandissante. Viendrait-elle ?
Elle attendait devant l’édifice à côté d’un chatoyant monument du second cycle. Veste écarlate, jambières de fourrure, les pieds chaussés de bulles transparentes, la bosse éloquente — je reconnus de loin une Volante et j’appelai :
— Avluela !
Elle se retourna. Elle était pâle, mince et paraissait encore plus jeune que lorsque je l’avais vue pour la dernière fois. Du regard, elle chercha mon visage mais j’avais remis mon masque et elle fut déroutée.
— Guetteur ? C’est toi, Guetteur ?
— Appelle-moi Tomis, à présent. Mais je suis toujours celui que tu as connu en Ogypte et à Roum.
— Guetteur ! Oh Guetteur ! Tomis . (Elle se jeta dans mes bras.) Que ça a été long ! Il s’est passé tant de choses ! (Elle rayonnait, maintenant, et ses joues perdaient leur pâleur.) Viens ! On va chercher une taverne pour parler ! Comment as-tu su que j’étais à Jorslem ?
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