Le président s’attendait à retrouver un Dr Carlisle Perera encore plus dogmatique et affirmatif que d’habitude, puisque s’était réalisée sa prédiction de l’ouragan raméen. Au grand étonnement de Son Excellence, Perera fut remarquablement discret et il accepta les félicitations de ses collègues d’un air aussi embarrassé que s’il l’était, pour une fois, réellement.
En fait, l’exobiologiste était profondément humilié. Le spectaculaire effondrement de la mer Cylindrique, bien que plus évident encore que la naissance de l’ouragan, lui avait complètement échappé. S’être rappelé que l’air chaud monte, mais avoir oublié que la glace se contracte en se réchauffant n’était pas un exploit dont il pût se sentir fier. Mais, ce moment pénible une fois surmonté, il retrouverait l’olympienne assurance qui caractérisait son état normal.
Lorsque le président lui offrit de prendre la parole en lui demandant quels autres changements climatiques il prévoyait encore, il prit bien soin de ne point trop s’avancer.
— Dites-vous bien, commença-t-il, que la météorologie d’un monde aussi étrange que Rama peut nous réserver d’autres surprises. Mais si mes calculs sont exacts, il n’y aura pas d’autres tempêtes et la stabilité ne tardera pas à s’instaurer. Jusqu’au passage à la périhélie, et au delà, la température va s’élever lentement mais cela ne nous concernera plus dans la mesure où l’ Endeavour aura décroché depuis longtemps.
— Donc, le retour à l’intérieur devrait pouvoir se faire en toute sécurité ?
— Euh… probablement. Nous devrions en avoir la certitude dans quarante-huit heures.
— Il est impératif qu’ils y retournent, dit l’ambassadeur de Mercure. Nous devons amasser un maximum de connaissances sur Rama. La situation est maintenant tout autre.
— Nous voyons, je pense, où vous voulez en venir. Mais pourriez-vous préciser ?
— Certes. Nous avons supposé, jusqu’à présent, que Rama est inanimé, ou, à tout le moins, désemparé. Mais nous ne pouvons plus le considérer comme une épave. Même s’il ne transporte aucune forme de vie, il peut être commandé par des mécanismes autorégulés et programmés pour effectuer une quelconque mission, peut-être extrêmement néfaste pour nous. Aussi détestable cela soit-il, nous ne pouvons éluder le problème de l’autodéfense.
Il y eut un bruit confus de protestations, et le président dut lever la main pour rétablir le calme.
— Laissez Son Excellence terminer ! plaida-t-il. Même si elle nous déplaît, cette idée doit être étudiée sérieusement.
— Sauf le respect que je dois à l’ambassadeur, dit le Dr Taylor de sa voix la plus irrespectueuse, je pense que nous pouvons nous épargner la naïveté de croire à une intervention malveillante. Des créatures aussi évoluées que les Raméens doivent avoir une éthique en conséquence. Sinon, ils se seraient détruits eux-mêmes, comme nous avons été près de le faire au XX esiècle. Je l’ai parfaitement établi dans mon livre Ethos et cosmos. J’espère que vous en avez reçu votre exemplaire.
— Oui, merci, bien que je craigne que l’urgence d’autres problèmes ne m’aient pas permis d’aller au-delà de l’introduction. Toutefois, la thèse que vous y développez m’est familière. Nous pouvons n’avoir aucune intention malveillante à l’égard d’une fourmilière. Mais si elle se trouve là où nous voulons construire une maison…
— Vous avez peur, vous aussi, de la boîte de Pandore. C’est de la xénophobie interstellaire, rien d’autre !
— Messieurs, je vous en prie ! Cela ne nous mènera nulle part. Monsieur l’ambassadeur, vous avez toujours la parole.
Le regard du président traversa trois cent quatre-vingt mille kilomètres d’espace pour fusiller Conrad Taylor qui se contint à regret, comme un volcan attendant son heure.
— Merci, dit l’ambassadeur de Mercure. Aussi peu probable que soit le danger, nous ne pouvons pas prendre de risques dès lors que l’avenir de l’espèce humaine est concerné. Et je dirais même que nous autres Hermiens sommes particulièrement concernés. Nous avons, plus que quiconque, des raisons de nous alarmer.
Le Dr Taylor grogna ostensiblement, mais un second regard furieux décoché depuis la Lune le remit à sa place.
— Pourquoi Mercure plutôt qu’une autre planète ? demanda le président.
— Observez la dynamique de la situation. Rama est déjà à l’intérieur de notre orbite. Nous ne faisons que supposer qu’il va contourner le soleil et se perdre à nouveau dans l’espace. Mais imaginez qu’il effectue une manœuvre de freinage. Dans ce cas, ce sera lors de son passage à la périhélie, dans trente jours environ. Chez nous, les savants disent que si tout le changement de vitesse s’effectue en ce point, Rama se trouvera placé sur une orbite circulaire à vingt-cinq millions de kilomètres seulement du soleil. De là, il dominerait tout le système solaire.
Il y eut un long silence que personne, pas même Conrad Taylor, n’interrompit. Tous les membres de la commission convenaient in petto que les Hermiens étaient des gens bien difficiles et qu’ils étaient fort pertinemment représentés par leur ambassadeur.
De l’avis quasi général, Mercure fournissait une bonne image de l’enfer, et la fournirait tant que rien d’autre ne se révélerait pire. Mais les Hermiens étaient fiers de leur bizarre planète, de ses jours plus longs que ses années, de ses doubles levers et couchers de soleil, de ses rivières de métal en fusion… En comparaison de quoi la colonisation de la Lune et de Mars n’avait été, pour ainsi dire, que des plaisanteries. Tant que l’homme ne se serait pas posé sur Vénus, si jamais il y parvenait, il ne connaîtrait pas d’environnement plus hostile que celui de Mercure.
Et voilà que ce monde se trouvait maintenant être, de bien des façons, la clé du système solaire. Rétrospectivement cela paraissait évident, bien que l’ère spatiale eût déjà un siècle d’âge lorsqu’on en prit conscience. Les Hermiens se faisaient fort de le rappeler.
Bien avant que les hommes eussent atteint la planète, l’aberrante densité de Mercure indiquait la présence d’éléments lourds. Malgré cela, grande avait été la surprise devant sa richesse qui avait fait reculer d’un millénaire toutes les craintes de voir s’épuiser les métaux essentiels à l’espèce humaine. Et ces trésors étaient on ne peut mieux situés, là où l’énergie du soleil était dix fois plus grande que sur la froide Terre.
Une énergie illimitée, et du métal à profusion : c’était Mercure. Ses grands lanceurs magnétiques pouvaient catapulter des objets fabriqués en n’importe quel point du système. Il pouvait également exporter de l’énergie, soit sous forme d’isotopes transuraniens synthétiques, soit sous forme de radiations pures. On avait même suggéré que les lasers hermiens pourraient un jour dégeler le gigantesque Jupiter, mais cette idée avait été fraîchement accueillie sur les autres mondes. C’était par trop tenter les démons du chantage interplanétaire que de mettre au point une technique capable de rôtir Jupiter.
Faire état de tels soucis en disait long sur l’attitude du plus grand nombre à l’égard des Hermiens. Ils étaient respectés pour leur dureté à la tâche et leur inventivité, admirés pour avoir conquis un monde aussi redoutable, mais ils n’étaient pas aimés. Quant à leur faire totalement confiance…
Dans le même temps, il était possible de comprendre leur point de vue. Les Hermiens, répétait-on en manière de plaisanterie, se comportaient parfois comme si le soleil leur appartenait en propre. Ils lui étaient liés par des sentiments ambivalents qu’on retrouvait chez les Vikings pour la mer, les Népalais pour l’Himalaya, les Esquimaux pour la toundra. Assurément, ils seraient au désespoir que quelque chose vînt s’interposer entre eux et la force naturelle qui dominait et réglait leurs vies.
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