A trop regarder ces aveuglantes bandes de lumière, il s’était de nouveau fait mal aux yeux ; il n’était pas fâché de tenir là l’excuse pour les refermer un moment. Et ce ne fut qu’après s’être remis du premier choc visuel qu’il put se consacrer à un problème infiniment plus grave.
Qui, ou quoi, avait rallumé les lumières de Rama ?
Au vu des tests les plus sensibles auxquels il avait été soumis, ce monde était stérile. Mais ce qui venait de se produire ne pouvait s’expliquer par l’action de forces naturelles. Qu’il n’y eût pas ici de vie n’interdisait pas la présence d’une conscience, d’une vigilance. Après des éternités de sommeil, des robots pouvaient s’éveiller. Peut-être cette brusque explosion de lumière n’était-elle qu’une convulsion hors programme, accidentelle, le dernier soubresaut de machines qui réagissaient dramatiquement à la chaleur d’un nouveau soleil, et qui bientôt sombreraient dans l’immobilité, cette fois pour toujours.
Norton ne pouvait admettre que l’explication fût si simple. Malgré de nombreuses lacunes, les pièces du puzzle commençaient à se mettre en place. L’absence de toute trace d’usure, par exemple, ce sentiment que tout était neuf, comme si Rama venait tout juste d’être créé…
Ces pensées auraient pu inspirer la crainte, ou même la terreur. Mais non, bien au contraire. Norton éprouvait un sentiment d’euphorie, de délectation, presque. Ce qui, ici, était à découvrir dépassait tous les espoirs. « Attends un peu, se dit-il, que la Commission Rama apprenne cela ! »
Alors, avec une sereine détermination, il rouvrit les yeux et entreprit un minutieux inventaire de tout ce qu’il voyait.
Il lui fallut tout d’abord établir une sorte de système de référence. Ses yeux voyaient le plus vaste espace clos qu’il eût jamais été donné à l’homme de contempler, et il devait, pour orienter sa perception, en dresser mentalement la carte.
La faible gravité ne lui était d’aucune aide, car il pouvait arbitrairement orienter l’axe haut-bas dans n’importe quelle direction. Mais certaines directions étaient psychologiquement dangereuses ; son esprit, lorsqu’il venait à les frôler, devait promptement s’aligner sur d’autres axes.
Le plus sûr était de s’imaginer dans un gigantesque puits large de seize kilomètres et profond de cinquante, et dont le fond aurait été hémisphérique. L’avantage de cette représentation était de supprimer l’angoisse de tomber plus avant. Mais elle avait de graves inconvénients.
Norton pouvait se dire que cette dispersion de villes, ces zones aux textures et aux couleurs différentes étaient solidement fixées aux vertigineuses parois. Les diverses et complexes structures qu’on pouvait voir pendre du fond du dôme n’avaient sans doute rien de plus extraordinaire que le lustre accroché au plafond de quelque salle de concert, sur Terre. Mais l’inacceptable, c’était toujours la mer Cylindrique…
Car elle était là, à mi-longueur de la cavité cylindrique, ruban d’eau fermé en un anneau parfait que rien de visible ne soutenait. C’était de l’eau. Aucun doute là-dessus n’était possible : d’un bleu profond, clouté de points brillants, miettes de glace laissées par la fonte de la banquise. Mais une mer verticale dessinant une circonférence dans le ciel était un phénomène tellement inassimilable pour l’esprit, qu’au bout d’un moment, celui-ci cherchait à le rationaliser autrement.
C’est ce que fit Norton en faisant basculer la scène de quatre-vingt-dix degrés. Immédiatement, le puits se fit tunnel, fermé par un dôme à chaque extrémité. Le « bas » devenait nécessairement la direction qu’indiquait l’échelle et l’escalier qu’il venait de gravir. Selon cette nouvelle perspective, Norton fut enfin capable d’apprécier le point de vue des architectes qui avaient conçu cet espace.
Il était accroché à l’abrupt d’une falaise curviligne haute de seize kilomètres, dont la moitié supérieure se recourbait jusqu’à se fondre dans la voûte de ce qui, maintenant, était le ciel. A ses pieds, l’échelle descendait à plus de cinq cents mètres pour aboutir à la première corniche ou terrasse. Là commençait l’escalier dont la pente, d’abord presque verticale dans cette zone de faible pesanteur, s’adoucissait progressivement, et, après avoir été coupée par cinq autres terrasses, atteignait la plaine au loin. Sur les deux ou trois premiers kilomètres, il pouvait distinguer chaque marche avant qu’elles ne se fondent en une bande continue.
La glissade visuelle à laquelle invitait cet immense escalier était si vertigineuse qu’il était impossible d’en apprécier l’échelle réelle. Norton, qui avait une fois survolé le mont Everest, avait été terriblement impressionné par sa taille. Il eut beau se dire que cet escalier était aussi haut que le massif de l’Himalaya, la comparaison restait sans valeur.
Quant aux deux autres escaliers, Bêta et Gamma, qui montaient à l’assaut du ciel pour se recourber loin au-dessus de sa tête, ils défiaient toute comparaison. Norton avait maintenant pris suffisamment d’assurance pour se pencher en arrière et leur jeter un regard bref. Très bref. Après quoi, il essaya d’oublier leur présence…
Car, à trop voir les choses sous cet angle, se dégageait une troisième image de Rama, dont il se défendait avec angoisse. Il s’agissait du point de vue duquel, de nouveau, ce monde était un cylindre vertical, un puits ; mais maintenant, il se trouvait en haut, et non plus au fond, comme une mouche, marchant la tête en bas sur un plafond voûté avec, au-dessous, un vide de cinquante kilomètres. Chaque fois que Norton se sentait sournoisement assailli par cette image, il devait résister de toute la force de sa volonté pour ne pas s’agripper à l’échelle, dans un mouvement de panique irraisonnée.
Il était certain qu’avec le temps, ces craintes ne tarderaient pas à refluer. Les merveilles et l’étrangeté de Rama auraient raison de sa terrifiante solennité, du moins en ce qui concernait des hommes entraînés à affronter les réalités de l’espace. Peut-être ceux qui n’avaient jamais quitté la Terre, ni vu les étoiles l’entourer de toutes parts, n’auraient-ils pu supporter cette vue. Mais s’il en était qui pouvaient l’accepter, se dit Norton avec une sombre détermination, c’étaient bien le capitaine et l’équipage de l’ Endeavour.
Il regarda son chronomètre. Cet arrêt n’avait duré que deux minutes, mais une vie entière en temps subjectif. Avec un effort tout juste nécessaire pour triompher de son inertie et de la gravité faiblissante, il entreprit de se hisser lentement le long des cent derniers mètres d’échelle. Au moment même de pénétrer dans le sas et de tourner le dos à Rama, il parcourut brièvement du regard l’intérieur de ce monde.
Il avait changé, et ce au cours des dernières minutes. De la mer montait une brume. Sur quelques centaines de mètres, les fantomatiques colonnes de vapeur étaient rabattues obliquement dans le sens de la rotation de Rama, puis elles se dissolvaient dans un écheveau de turbulences lorsque l’air violemment ascendant tentait de se débarrasser de sa vitesse superflue. Les alizés de ce monde cylindrique esquissaient leurs figures dans le ciel. Prête à se déchaîner, ç’allait être la première tempête qu’ait connue Rama depuis des temps immémoriaux.
UN AVERTISSEMENT DE MERCURE
Pour la première fois depuis des semaines, tous les membres sans exception de la Commission Rama avaient pu se libérer. Le Pr Salomon avait émergé des profondeurs du Pacifique où il avait pu étudier les travaux miniers le long de la grande faille mésocéanique. En outre, le Dr Taylor était réapparu, en même temps que devenait plausible dans Rama l’existence de choses plus pittoresques que de simples objets inanimés. Cela ne surprit personne.
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