— Je… oui.
— Ainsi les guildes du premier ordre ont tout prévu. Le système exige le secret.
Elle se pencha en arrière et ferma les yeux.
Je me sentais confus, irrité contre moi-même. Dix jours que j’étais apprenti et déjà théoriquement condamné à mort ! C’était trop absurde pour être pris au sérieux, mais dans mon souvenir, la menace m’avait paru convaincante lorsque j’avais prêté serment. J’étais confus parce que, sans le savoir, Victoria avait mis en jeu l’engagement sentimental provisoire qui nous liait. Je voyais bien le point de conflit, mais je n’y pouvais rien. Ma propre vie dans la crèche m’avait fait connaître les frustrations subtiles dues au fait qu’il ne nous était pas permis d’accéder aux autres parties de la ville. Si cela se développait à plus grande échelle – si on se voyait accorder une petite participation à l’administration de la ville, mais aussi fixer un point au-delà duquel toute initiative devenait impossible – la frustration augmenterait. Mais ce problème n’était sûrement pas nouveau dans la cité. Victoria et moi n’étions pas les premiers à nous marier dans ces conditions. D’autres avant nous avaient dû se trouver devant le même fossé. S’étaient-ils contentés d’accepter le système tel quel ?
Victoria ne bougea pas quand je quittai la pièce pour me diriger vers la crèche.
Loin d’elle, loin du réseau d’attitudes et de réactions où nous enfermait fatalement toute conversation, j’oubliai un peu ses problèmes pour m’inquiéter de ma propre position. S’il fallait prendre le serment au sérieux, je risquais l’exécution capitale au cas où un membre de la guilde serait informé de ma faute. Est-ce que la violation d’un serment pouvait avoir des conséquences si extrêmes ?
Victoria irait-elle répéter à quelqu’un ce que je lui avais dit ? À la réflexion, ma première impulsion fut de retourner la voir pour la supplier de garder le silence… mais cela n’aurait fait qu’aggraver ma négligence et intensifier son ressentiment.
Je gaspillai le reste de la journée, allongé sur ma couche, à me torturer l’esprit. Plus tard, je mangeai dans un des réfectoires de la ville et je me sentis soulagé de ne pas y rencontrer Victoria.
Au milieu de la nuit, elle vint dans ma chambre. Je perçus d’abord le bruit de la porte qui se refermait, puis j’ouvris les yeux et vis sa haute silhouette dressée près du lit.
— Que…
— Chut ! C’est moi.
— Que veux-tu ?
Je tendis le bras vers le commutateur, mais elle me saisit le poignet.
— N’allume pas.
Elle s’assit au bord du lit, et je me redressai.
— Je suis navrée, Helward. C’est tout ce que je voulais te dire.
— C’est bon.
Elle rit :
— Tu dors encore, n’est-ce pas ?
— Pas sûr. Possible.
Elle se pencha et je sentis ses mains me presser doucement la poitrine, puis remonter pour aller se joindre derrière ma nuque. Elle m’embrassa.
— Ne dis rien, murmura-t-elle. Je suis tout simplement désolée.
Nous nous embrassâmes de nouveau. Ses mains se déplacèrent et elle m’enlaça la taille.
— Tu portes une chemise de nuit ?
— Pourquoi pas ?
— Ôte-la.
Elle se releva soudain et je l’entendis se débarrasser de son manteau. Quand elle se rassit, elle était nue. Je m’entortillai un moment la tête dans ma chemise, puis Victoria rabattit les couvertures et se serra contre moi.
— Tu es venue ici comme cela ? demandai-je.
— Il n’y a personne dans la ville. Son visage était tout proche du mien. Encore un long baiser, et quand je m’écartai, je me cognai la tête au mur. Victoria se rapprocha encore, me pressant de tout son corps. Soudain, elle partit d’un éclat de rire bruyant.
— Bon sang ! Tais-toi !
— Pourquoi ?
— On va nous entendre.
— Ils sont tous endormis.
— Ils ne le resteront pas longtemps si tu continues à rire ainsi !
Elle m’embrassa :
— Ce n’est pas le moment de parler !
Bien que mon corps réagît déjà impatiemment à son contact, je restais très alarmé. Nous faisions trop de bruit. Les cloisons étaient minces et je savais de longue expérience comme les sons passaient facilement. Avec son rire et nos voix, serrés comme nous l’étions dans l’étroite couchette, j’étais certain que nous allions réveiller toute la crèche. Je m’écartai d’elle et le lui dis.
— C’est sans importance, répondit-elle.
— Mais si.
Je repoussai les couvertures et me coulai par-dessus son corps. Je fis de la lumière. Victoria se cacha les yeux. Je lui jetai son manteau.
— Viens. Nous allons chez toi.
— Non.
— Si. (Je revêtais déjà mon uniforme.)
— Ne le mets pas, il pue ! me dit-elle.
— Tant que cela ?
— C’est abominable.
Elle s’assit et je restai fasciné par la beauté de sa nudité. Elle posa le manteau sur ses épaules et quitta le lit.
— Très bien. Mais faisons vite, recommanda-t-elle.
Nous sortîmes de la chambre, puis de la crèche, marchant vite le long des couloirs. Comme Victoria l’avait affirmé, à cette heure tardive, les gens ne se promenaient plus et les couloirs n’étaient que faiblement éclairés. Nous atteignîmes sa chambre en quelques minutes. Je refermai la porte au verrou. Victoria s’assit sur le lit, serrant le manteau sur ses épaules.
Je me débarrassai de mon uniforme et m’étendis sur le lit.
— Viens, Victoria.
— Je n’en ai plus envie maintenant.
— Pourquoi ?
— Nous aurions dû rester où nous étions.
— Veux-tu que nous y retournions ?
— Sûrement pas.
— Viens près de moi, ne reste pas assise comme cela.
— Bon.
Elle laissa tomber son manteau sur le plancher, puis se glissa près de moi. Nous nous enlaçâmes et échangeâmes des baisers durant un moment, mais je savais ce qu’elle avait voulu dire. Le désir m’avait également quitté, aussi vite qu’il était venu. Au bout d’un temps nous restâmes allongés en silence. La sensation d’être au lit avec elle était agréable, mais malgré ce courant sensuel entre nous, il ne se passa rien.
— Pourquoi es-tu revenue me trouver ? finis-je par lui demander.
— Je te l’ai dit.
— C’était tout ? Parce que tu étais navrée ?
— Je le pense.
— J’ai bien failli revenir, moi aussi. J’ai fait quelque chose d’interdit. J’ai peur.
— De quoi s’agit-il ?
— Je t’ai dit… je t’ai dit qu’on m’avait fait jurer de me taire. Tu avais raison, les guildes imposent le secret à leurs membres. Pour devenir apprenti, j’ai dû prêter serment et une partie des termes me faisait jurer que je ne révélerais pas l’existence du serment même. Je l’ai violé en t’en parlant.
— Cela a-t-il de l’importance ?
— Le châtiment est la peine de mort.
— Mais comment l’apprendraient-ils ?
— Si…
— Si je bavardais, n’est-ce pas ? fit Victoria. Pourquoi raconterais-je cela ?
— Je ne sais pas. Mais tes paroles d’aujourd’hui – ta rancœur de n’avoir pas la possibilité d’organiser ta vie à ta guise – j’ai pensé que tu te retournerais contre moi.
— Jusqu’à cet instant, cela ne voulait rien dire pour moi. Et je n’en ferais pas usage. Et puis, pourquoi une femme trahirait-elle son mari ?
— Tu veux toujours de moi ?
— Oui.
— Bien que ce mariage ait été arrangé sans nous consulter ?
— C’est un arrangement satisfaisant, dit-elle. (Elle se serra contre moi pendant quelques moments). Ne penses-tu pas comme moi ?
— Si.
Quelques minutes après, Victoria me demanda :
— Consentirais-tu à me révéler ce qui se passe hors de la ville ?
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