— Vous me fichez la frousse.
— Sinon, qu’elle ne l’ouvre surtout pas. Si vous lui demandez ça, vous pensez qu’elle le fera ? Mon instinct me dit que oui.
— Bien sûr, qu’elle le fera. Mais pourquoi ne pas les lui montrer ?
— Parce que si la patronne du journal local voit ce que votre mari détenait sur Big Jim et que Big Jim l’apprenne, nous perdons pour l’essentiel le moyen de pression que nous avons sur lui. Vous me suivez ?
— Heu, oui… »
Elle se prit à regretter, à regretter amèrement, que ce ne soit pas Howie qui tienne cette conversation au milieu de la nuit avec Barbie.
« Je vous ai dit que je serais peut-être arrêté aujourd’hui si les missiles ne marchaient pas — vous vous en souvenez ?
— Oui, bien sûr.
— Eh bien, je suis encore libre. Cette espèce de gros salopard sait prendre son temps. Mais ça ne va pas durer. Je suis pratiquement certain que c’est pour demain — c’est-à-dire pour aujourd’hui, en fait, dans quelques heures. Sauf si vous pouvez l’empêcher en menaçant de diffuser toute la merde qu’a pu découvrir votre mari.
— Pour quel motif vont-ils vous arrêter, d’après vous ?
— Aucune idée, mais ce ne sera pas pour vol à l’étalage. Et une fois que je serai en prison, je risque d’avoir un accident. J’ai vu des tas d’accidents de ce genre se produire dans les prisons, en Irak.
— C’est dément. »
Oui, c’était dément, mais avec l’horrible vraisemblance qu’elle avait parfois éprouvée en faisant un cauchemar.
« Pensez-y, Brenda. Rennie a quelque chose à dissimuler, il a besoin d’un bouc émissaire, et il tient le nouveau chef de la police dans la paume de sa main. Les étoiles sont dans le bon alignement.
— J’avais de toute façon prévu d’aller le voir. Et j’avais l’intention de me faire accompagner de Julia, par sécurité.
— Non, pas par Julia, dit-il, mais n’y allez pas seule.
— Vous ne pensez tout de même pas qu’il…
— J’ignore ce qu’il serait capable de faire, jusqu’où il serait capable d’aller. En qui avez-vous confiance, en dehors de Julia ? »
Elle repensa à l’après-midi où ils avaient presque fini d’éteindre l’incendie de broussailles et où elle s’était retrouvée sur Little Bitch Road, se sentant presque bien, grâce aux endorphines, en dépit de son chagrin. Romeo Burpee lui disant qu’elle devrait au minimum se présenter au poste de chef des pompiers.
« Rommie Burpee, dit-elle.
— Très bien. Lui, alors.
— Est-ce que je lui explique ce que Howie avait découvert sur…
— Non, la coupa Barbie. Burpee, pour le moment, c’est votre police d’assurance. Ah, et en voici une seconde : mettez l’ordinateur de votre mari sous clef.
— D’accord… mais si je planque l’ordinateur et confie le dossier papier à Julia, qu’est-ce que je vais montrer à Jim ? Je pourrais peut-être imprimer un deuxième exemplaire…
— Non. Qu’un seul se balade dans la nature suffit. Pour l’instant, du moins. Lui flanquer une sainte frousse est une chose. Lui faire péter les plombs, ce serait le rendre imprévisible. Croyez-vous sincèrement qu’il soit mouillé ?
— Je le crois de toute mon âme », répondit-elle sans hésiter. Parce que Howie le croyait — et ça me suffit .
« Et vous vous souvenez bien de ce qu’il y a dans le dossier ?
— Pas des chiffres précis, ni les noms de toutes les banques par lesquelles passait l’argent, mais suffisamment.
— Alors, il vous croira, conclut Barbie. Avec ou sans un double du dossier, il vous croira. »
Brenda rangea le dossier VADOR dans une enveloppe en papier kraft. Elle inscrivit dessus, en grands caractères, le nom de Julia. Elle laissa l’enveloppe sur la table de la cuisine, puis alla dans le bureau de Howie et boucla l’ordinateur portable dans le coffre-fort. Le coffre-fort était petit et elle dut mettre l’ordinateur en travers, mais il finit par tenir. Elle donna ensuite non pas un, mais deux tours à la combinaison, suivant en cela les instructions de son défunt mari. À ce moment-là, les lumières s’éteignirent. Sur le coup, l’être primitif au fond d’elle-même imagina que c’était la conséquence du deuxième tour qu’elle venait de donner au cadran.
Puis elle se rendit compte que le générateur venait de s’arrêter.
Lorsque Junior entra dans la cuisine à six heures cinq le mardi matin, mal rasé, les cheveux en bataille, Big Jim était déjà assis à la table dans une robe de chambre blanche de la taille approximative d’une grand-voile de clipper. Il buvait un Coca.
Junior eut un mouvement du menton vers la boisson. « Une bonne journée commence par un bon petit déjeuner », dit-il.
Big Jim souleva la boîte, but une gorgée, la reposa. « Il n’y a pas de café. Enfin, si, mais pas d’électricité. Il n’y a plus de propane pour le générateur. Prends donc la même chose, les canettes sont encore bien fraîches et, à te voir, je dirais que ça ne te fera pas de mal. »
Junior ouvrit le frigo et étudia l’intérieur plongé dans le noir. « Voudrais-tu me faire croire que tu ne peux pas te procurer une bonbonne de gaz quand ça te chante ? »
Big Jim sursauta légèrement, puis se détendit. La question était raisonnable et ne signifiait pas que Junior était au courant de quoi que ce fût. Le coupable s’enfuit même s’il n’est pas poursuivi , se rappela Big Jim à lui-même.
« Disons simplement que ce ne serait pas très politique, dans la période que nous vivons. »
Junior répondit par un grognement, referma le frigo et s’assit de l’autre côté de la table. Il regarda son paternel avec, dans l’œil, un certain amusement vide que Big Jim prit pour de l’affection.
La famille qui assassine en famille reste en famille, pensa Junior. Enfin, pour le moment. Tant que…
« La politique », dit Junior.
Big Jim hocha la tête et étudia son fils qui accompagnait sa boisson matinale d’un morceau de viande séchée.
Il ne lui demanda pas où il était allé, il ne lui demanda pas ce qui n’allait pas, même si c’était évident qu’il n’était pas bien du tout, dans l’impitoyable lumière matinale qui inondait la cuisine. Il avait cependant une question à lui poser.
« Il y a des cadavres. Au pluriel. Correct ?
— Oui. »
Junior prit une bouchée de viande et la fit passer avec une gorgée de Coca. Un silence étrange régnait dans la cuisine en l’absence du ronronnement du frigo et du glouglou de la machine à café.
« Et on peut déposer tous ces corps sur le paillasson de Mr Barbara ?
— Oui. Tous. »
Une nouvelle bouchée. Une nouvelle gorgée. Junior soutenait le regard de son père tout en se frottant la tempe gauche.
« Peux-tu retrouver ces corps de manière plausible aujourd’hui vers midi ?
— Pas de problème.
— Avec les preuves incriminant Mr Barbara, bien entendu.
— Bien entendu. » Junior sourit. « Ce sont des preuves solides.
— Ne te présente pas au poste de police ce matin, fiston.
— Il vaudrait mieux, non ? Ça aurait l’air bizarre, sinon. Sans compter que je ne suis pas fatigué. J’ai dormi avec… (il secoua la tête). J’ai dormi, un point c’est tout. »
Big Jim ne demanda pas à son fils en compagnie de qui il avait dormi. Il avait d’autres soucis en tête que de savoir avec qui son fils s’envoyait en l’air ; il était déjà bien content que Junior n’ait pas été avec ses copains quand ils avaient fait leur petite affaire avec cette traînée, cette salope de fille dans son mobile home de Motton Road. Faire sa petite affaire avec ce genre de déchet était le plus sûr moyen d’attraper une saleté et de tomber malade.
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