Ils s’y mirent. Big Jim ferma les yeux et inclina la tête. « Seigneur… »
Cela dura un certain temps.
Barbie escalada les marches conduisant à son appartement quelques minutes avant minuit, épaules voûtées par la fatigue, se disant que la seule chose au monde dont il avait envie était six heures d’oubli — avant que ne sonne son réveil et qu’il aille au Sweetbriar Rose préparer les petits déjeuners.
Mais il ne sentit plus sa fatigue à l’instant même où il alluma la lumière, qui fonctionnait toujours grâce au générateur d’Andy Sanders.
Quelqu’un s’était introduit chez lui.
L’indice était tellement subtil qu’il eut du mal à l’identifier. Il ferma les yeux, puis les rouvrit et les laissa errer tranquillement sur son séjour-kitchenette, s’efforçant de s’imprégner de tous les détails. Les livres qu’il avait prévu d’abandonner derrière lui n’avaient pas été déplacés sur les étagères ; les chaises étaient toujours à la même place, une sous le lampadaire et l’autre à côté de la seule fenêtre de la pièce, avec sa vue grandiose sur l’allée voisine ; la tasse à café et sa soucoupe étaient dans l’égouttoir à côté du minuscule évier.
Puis le déclic se fit, comme cela se produit en général lorsqu’on laisse venir les choses. C’était le tapis. Le tapis qu’il appelait son pas-Lindsay.
Mesurant environ un mètre cinquante de long sur moins d’un mètre de large, le pas-Lindsay présentait un motif répétitif en pointe de diamant bleu, rouge, blanc et brun. Il l’avait acheté à Bagdad, mais un policier irakien qu’il connaissait lui avait assuré qu’il était de fabrication kurde. « Très vieux, très beau », lui avait dit le policier qui s’appelait Latif abd al-Khaliq Hassan. Un bon soldat. « On dirait turc, mais non-non-non. » Grand sourire. Dents très blanches. Une semaine après cette journée au souk, la balle d’un tireur isolé avait traversé de part en part le crâne de Latif abd al-Khaliq Hassan. « Pas turc, irakien ! »
Le marchand de tapis portait un T-shirt jaune avec l’inscription NE ME TIREZ PAS DESSUS, JE SUIS JUSTE LE PIANISTE. Latif l’écoutait, hochait la tête. Les deux hommes rirent ensemble. Puis le marchand avait fait un surprenant geste obscène, typiquement américain, et ils avaient ri de plus belle.
« De quoi s’agit-il ? avait demandé Barbie.
— Il dit, un sénateur américain acheter cinq pareils. Lindsay Graham. Cinq tapis, cinq cents dollars. Cinq cents dollars sur la table, pour la presse. Et plus, sous la table. Mais tous les tapis du sénateur, faux. Oui-oui-oui. Celui-là pas faux, celui-là vrai. Moi Latif Hassan, je vous le dis, Barbie. Pas un Lindsay Graham. »
Latif avait levé la main et Barbie et lui avaient échangé un high five. La journée avait été agréable. Chaude, mais agréable. Il avait acheté le tapis pour deux cents dollars et un lecteur de DVD universel Coby. Le pas-Lindsay était l’un de ses souvenirs d’Irak et il ne marchait jamais dessus. Il avait prévu de l’abandonner, comme les livres, au moment de quitter Chester’s Mill — sans doute, au plus profond de lui, c’était l’Irak qu’il voulait laisser derrière lui à Chester’s Mill, mais pas de chance. Où qu’on allât, on trimbalait les choses avec soi. Une vérité zen qui se confirmait.
Donc il n’avait jamais marché dessus, il en avait toujours fait le tour par superstition, comme si le piétiner eût déclenché, à Washington, un ordinateur qui l’aurait renvoyé à Bagdad ou dans l’enfer de Falludjah. Mais quelqu’un avait posé le pied dessus, car il était plissé. Ridé. Et un peu de travers. Il était parfaitement droit lorsqu’il était parti, ce matin, il y a mille ans.
Il passa dans la chambre. Le lit était toujours aussi impeccablement fait, mais l’impression que quelqu’un était entré ici était tout aussi forte. Était-ce un reste d’odeur de transpiration ? Quelque vibration psychique ? Barbie l’ignorait et s’en moquait. Il alla jusqu’à la commode, ouvrit le tiroir du haut et constata que le jean délavé qui était sur le sommet de la pile était à présent en dessous. Et que la fermeture Éclair du short kaki qu’il avait laissée remontée était maintenant baissée.
Il passa immédiatement au deuxième tiroir, celui des chaussettes. Il lui fallut moins de cinq secondes pour vérifier que ses plaques d’identification avaient disparu et il ne fut pas surpris. Non, pas surpris du tout.
Il s’empara du téléphone portable (encore un objet qu’il avait prévu d’abandonner derrière lui) et retourna dans le séjour. L’annuaire téléphonique Chester’s Mill-Tarker’s était posé sur la petite table, près de la porte, tellement mince qu’on l’aurait pris pour un dépliant publicitaire. Il chercha un certain numéro, ne s’attendant pourtant pas à le trouver ; les chefs de la police n’ont pas pour habitude de divulguer leur numéro privé.
Sauf, apparemment, dans les petites villes, en fin de compte. À Chester’s Mill, en tout cas, même si l’intitulé était des plus discrets : H et B Perkins, 28, Morin Street. Bien qu’il fût à présent minuit passé, Barbie composa le numéro sans hésiter. Il ne pouvait se permettre d’attendre. Quelque chose lui disait qu’il ne disposait peut-être que de très peu de temps.
Son téléphone sonnait. Howie, très certainement, qui appelait pour lui dire qu’il allait être en retard, elle n’avait qu’à fermer la maison et se coucher…
Puis la vérité s’abattit sur elle, comme un affreux cadeau dégringolant d’une piñata empoisonnée : la prise de conscience que Howie était mort. Du coup, elle ne voyait pas qui pouvait — elle consulta sa montre — l’appeler à minuit vingt, puisque ce n’était pas Howie.
Elle grimaça quand elle se redressa, se massa le cou et se maudit de s’être endormie sur le canapé, maudissant aussi celui, quel qu’il fût, qui l’avait réveillée à une heure aussi peu chrétienne et lui avait rappelé, par la même occasion, son étrange et nouveau statut de femme seule.
Puis elle se dit soudain que l’appel ne pouvait avoir qu’une seule raison : le Dôme avait disparu ou avait été forcé. Elle se cogna le genou contre la table basse, assez fort pour déranger les papiers qui s’y trouvaient éparpillés, boitilla jusqu’au téléphone placé à côté du fauteuil de Howie (qu’il était douloureux de le voir vide) et décrocha sans ménagement. « Quoi ? Quoi ?
— C’est Dale Barbara.
— Barbie ! Ça y est, c’est fini ?
— Non. J’aurais préféré vous appeler pour ça, mais le Dôme est toujours là.
— Alors pourquoi ? Il est presque minuit et demi !
— Vous m’avez dit que votre mari enquêtait sur Jim Rennie. »
Brenda resta sans rien dire, comprenant les implication de la question. Elle avait posé la main sur son cou, là où Howie l’avait caressé pour la dernière fois. « En effet, mais comme je vous l’ai dit aussi, il n’avait pas la preuve absolue…
— Je me souviens de ce que vous m’avez dit, la coupa Barbie. Il faut m’écouter, Brenda. Vous pouvez faire cet effort ? Vous êtes bien réveillée ?
— Oui, maintenant, oui.
— Votre mari devait avoir un dossier, des notes, non ?
— Oui. Dans son ordinateur. Je les ai imprimées. »
Elle regardait le dossier VADOR dont les feuilles étaient répandues sur la table basse.
« Bien. Demain matin, vous allez mettre tous ces documents dans une enveloppe et les apporter à Julia Shumway. Dites-lui de les cacher en lieu sûr. Dans un coffre-fort, si elle en a un, ou sinon un meuble qui ferme à clef. Dites-lui qu’elle ne doit ouvrir ce dossier que s’il nous arrive quelque chose, à vous ou à moi, ou à tous les deux.
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