Freddy commence par être poli, conscient que les gens (pas encore une foule, pas tout à fait) les regardent, mais il est difficile de garder son calme quand on se fait apostropher par une pécore à la langue aussi bien pendue que Rose Twitchell. Ne comprend-elle donc pas qu’il ne fait que suivre les ordres ?
« D’après toi, qui fait manger les gens dans ce patelin, Fred ? » demande Rose. Anson lui pose une main sur l’épaule. Rose s’en débarrasse d’une secousse. Elle se rend compte que Freddy voit de la rage dans ses yeux et non la profonde détresse qu’elle ressent, mais elle n’y peut rien. « Est-ce que tu t’imagines qu’un camion de livraison bourré de marchandises va nous être parachuté, va nous tomber du ciel ?
— Madame…
— Oh, ça va, avec tes madame ! Depuis quand tu me dis madame ? Cela fait vingt ans au bas mot que tu manges mes crêpes aux myrtilles et cet ignoble bacon ramolli que tu adores quatre ou cinq jours par semaine, et d’habitude tu m’appelles Rosie. Mais tu ne mangeras pas de crêpes demain si tu m’empêches d’acheter de la farine, des œufs et tout le bazar… » Elle s’interrompt brusquement. « Enfin ! Un peu de bon sens ! Je vous en prie, mon Dieu ! »
Jack Cale ouvre l’une des doubles portes. Mel et Frank se sont postés devant, et il a tout juste la place de se glisser entre eux. Les acheteurs en puissance — ils sont à présent une vingtaine, bien que l’ouverture officielle du supermarché, neuf heures, ne soit que dans une minute — s’avancent comme un seul homme mais s’arrêtent lorsqu’ils voient Jack prendre une clef au gros trousseau de sa ceinture et fermer derrière lui. Un gros soupir collectif s’élève.
« Mais pourquoi diable tu fais ça ? lui lance Bill Wicker. Ma femme m’a envoyé chercher des œufs !
— Adresse-toi aux conseillers et au chef Randolph », réplique Jack. Il a les cheveux en désordre. Il jette un regard noir à Frank DeLesseps et un autre plus noir encore à Mel Searles, lequel s’efforce en vain de retenir un sourire, peut-être même son célèbre nyuck-nyuck-nyuck . « Moi, en tout cas, je vais le faire. Mais, pour le moment, j’en ai ras la casquette de ces conneries. Je me barre. »
Il fonce au milieu de la foule, tête baissée, les joues en feu, des joues plus rouges encore que ses cheveux. Lissa Jamieson, qui arrive à ce moment-là à bicyclette (tout ce qui figure sur sa liste tiendrait sans peine dans le panier de son porte-bagages ; elle a des besoins réduits, tendance infimes), doit faire une embardée pour l’éviter.
Carter, Georgia et Freddy sont alignés devant la grande vitrine de la façade, là où Jack aurait disposé des brouettes et des fertilisants en temps ordinaire. Carter a les doigts bandés et un pansement plus gros déforme sa chemise. Freddy a la main sur la crosse de son pistolet tandis que Rose Twitchell continue de l’abreuver de ses sarcasmes, et Carter lui collerait bien une mandale. Ses doigts ne lui font plus mal, mais son épaule est encore très douloureuse. Le petit groupe d’acheteurs potentiels est devenu une vraie foule et les voitures ne cessent de s’engager dans le parking.
Avant que Carter Thibodeau ait pu étudier la foule, cependant, Alden Dinsmore fait irruption dans son espace personnel. Alden a l’air hagard, comme sonné, et il donne l’impression d’avoir perdu sept ou huit kilos depuis la mort de son fils. Il porte un brassard de deuil noir au bras gauche.
« Faut que j’entre, fiston. Ma femme m’a envoyé chercher des conserves. » Alden ne précise pas des conserves de quoi. Probablement des conserves de tout. Ou peut-être n’arrive-t-il pas à penser à autre chose qu’au petit lit vide dans la chambre du premier, le lit qui ne sera plus jamais occupé, et au poster de kung-fu que plus personne ne regardera, et au modèle réduit d’avion sur le bureau qui ne sera jamais achevé et sombrera dans l’oubli.
« Désolé, Mr Dimmesdale, dit Carter. On ne peut pas entrer.
— Non, Dinsmore », dit Alden de sa voix hébétée.
Il s’avance vers les portes. Elles sont fermées, il n’aurait de toute façon pas pu entrer, mais Carter repousse néanmoins le fermier sans ménagement, en y allant de bon cœur, même. Pour la première fois, Carter éprouve de la sympathie pour les profs qui le punissaient, quand il était au lycée ; il est irritant que l’on ne fasse pas attention à vous.
Sans compter qu’il fait chaud et que son épaule lui fait mal, en dépit des deux Percocet que sa mère lui a donnés. Les températures supérieures à vingt degrés sont rares, en octobre, et le bleu délavé du ciel laisse à penser qu’il fera plus chaud à midi, et encore plus à trois heures.
Alden perd l’équilibre, part en arrière et heurte Gina Buffalino ; tous deux seraient tombés s’il n’y avait eu Petra Searles — pas exactement un poids plume elle-même — pour les retenir. Alden n’a pas l’air en colère, seulement intrigué. « Ma femme m’a envoyé chercher des conserves », explique-t-il à Petra.
Un murmure monte de la foule qui continue à grossir. Ce n’est pas un murmure de colère — pas encore. Ils sont venus chercher des produits alimentaires, les produits alimentaires sont là, mais la porte est fermée. Et un homme vient d’être bousculé par un jeune type qui a raté ses études et était encore apprenti mécanicien la semaine dernière.
Gina regarde Carter, Mel et Frank DeLesseps les yeux écarquillés. Elle tend le doigt vers eux : « Ce sont les types qui l’ont violée ! dit-elle à son amie Harriet sans baisser la voix. Ce sont les types qui ont violé Sammy Bushey ! »
Le sourire disparaît du visage de Mel ; son envie de nyuck-nyucker l’a aussi quitté. « La ferme », dit-il.
À l’arrière de la foule, Ricky et Randall Killian viennent d’arriver dans un pick-up Chevrolet Canyon. Sam Verdreaux n’est pas loin derrière, mais il arrive à pied. Sam a définitivement perdu son permis de conduire en 2007.
Gina fait un pas en arrière, fixant toujours Mel de ses yeux écarquillés. À côté d’elle, Alden Dinsmore se tient voûté, tel un robot des champs les batteries à plat. « Et c’est vous qui êtes supposé faire la police ? Hé ?
— Cette histoire de viol n’est rien que l’invention d’une pute ! dit Frank. Et vous avez intérêt à la fermer si vous ne voulez pas être arrêtée pour trouble à l’ordre public.
— Foutrement vrai », ajoute Georgia.
Elle s’est légèrement rapprochée de Carter. Il l’ignore. Il étudie la foule. Car c’en est une, maintenant. Si cinquante personnes forment une foule, c’est une foule. Et d’autres arrivent. Carter regrette de ne pas avoir son arme. Il n’aime pas l’hostilité palpable qui monte.
Velma Winter, la gérante du Brownie’s (ou qui l’était, avant sa fermeture), arrive alors en compagnie de Tommy et Willow Anderson. Velma est une grande femme corpulente qui arbore une banane dans le style de Bobby Darin et qu’on verrait bien en reine guerrière à la tête de la Nation Lesbo, sauf qu’elle a enterré deux époux et que, d’après ce qu’on peut entendre dire à la table aux foutaises du Sweetbriar Rose, c’est non seulement à force de baiser qu’elle les a tués, mais elle cherche le numéro trois au Dipper’s, les mercredis ; c’est la soirée karaoké country et elle attire une clientèle plus âgée. À présent, elle se plante solidement devant Carter, mains calées sur ses hanches charnues.
« C’est fermé, hein ? dit-elle d’un ton calme. On aimerait voir votre ordre écrit. »
Carter est perdu et se sentir perdu le met en colère. « Tire-toi, sale garce ! J’ai pas besoin d’un bout de papier. C’est le chef qui nous a envoyés ici. Ordre des conseillers. On va en faire un dépôt alimentaire.
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