« Encore une chose… », avait dit Junior lorsqu’il avait fait débarquer Sam le Poivrot. La chose en question ne venait pas de Junior, mais Junior ne le dit pas à Sam, pas plus que le chef Randolph ne l’avait dit à Wettington et Morrison, quand il leur avait donné l’ordre de rester à leur poste. Ça n’aurait pas été très politique.
Vise la fille . Telle avait été la dernière consigne donnée par Junior à Sam le Poivrot. Elle ne mérite que ça, alors ne la rate pas .
Tandis que Gina et Harriet s’agenouillent, dans leur uniforme blanc, à côté de leur infirmière-chef qui sanglote et saigne, toujours à quatre pattes (et pendant que l’attention générale se porte sur cette scène), Sam se prépare exactement comme il l’avait fait en ce jour lointain de 1970 et lance son premier coup depuis plus de quarante ans.
Un coup à plus d’un sens. Le lourd bloc de granit atteint Georgia Roux en pleine bouche, lui casse la mâchoire en cinq endroits différents et fait sauter toutes ses dents, sauf quatre. Elle s’effondre contre la vitrine, le bas de son visage pendant de manière grotesque presque jusqu’à sa poitrine tandis que du sang coule du trou béant de sa bouche.
L’instant suivant, deux autres cailloux volent, le premier lancé par Ricky Killian, le deuxième par Randall. Celui de Ricky vient frapper Bill Allnut à la nuque et fait tomber le concierge par terre, non loin de Ginny Tomlinson. Merde ! pense Ricky. Je devais toucher un de ces enfoirés de flics ! Non seulement c’était ses ordres, mais c’était aussi ce qu’il avait toujours rêvé de faire.
Randall vise mieux. Il atteint Mel Searles en plein front. Mel dégringole comme un sac de patates.
Il y a une brève accalmie, un instant où tout le monde retient sa respiration. Pensez à une voiture roulant en équilibre sur deux roues, hésitant à se retourner complètement. Voyez Rose Twitchell regardant autour d’elle, affolée et effrayée, ne comprenant pas très bien ce qui se passe, sachant encore moins ce qu’il faut faire. Voyez Anson lui passer un bras autour de la taille. Écoutez Georgia Roux hurler par sa bouche éclatée, ses cris rappelant de manière étrange le bruit que fait le vent quand il joue dans les fils cirés retenant les boîtes de conserve d’un chasse-orignal. Du sang coule sur sa langue lacérée. Voyez arriver les renforts. Toby Whelan et Rupert Libby (le cousin de Piper, lien de parenté dont Piper ne se vante pas) sont les premiers sur la scène. Ils la jaugent… et restent en retrait. Vient ensuite Linda Everett, à pied, accompagnée d’une des nouvelles recrues, Marty Arsenault, qui souffle comme un phoque dans son sillage. Linda commence par vouloir se frayer un chemin dans la foule mais Marty — lequel n’a même pas pris le temps de passer son uniforme, ce matin, ayant juste roulé du lit pour enfiler un vieux jean — l’empoigne par l’épaule. Il s’en faut de peu qu’elle ne s’arrache à sa prise, puis elle pense à ses filles. Honteuse de sa couardise, elle laisse Marty l’entraîner vers l’endroit d’où Rupert et Toby observent la suite des évènements. Sur les quatre flics, un seul est armé ce matin, Rupert — et va-t-il tirer ? Il le ferait bien ; il voit sa propre femme dans la foule, tenant sa mère par la main (tirer sur sa belle-mère n’aurait pas déplu à Rupert). Voyez Julia qui arrive juste derrière Linda et Marty, hors d’haleine, mais prenant déjà son appareil photo en main, perdant le cache de l’objectif dans sa précipitation. Voyez Frank DeLesseps s’agenouiller à côté de Mel juste à temps pour éviter une troisième pierre, laquelle passe en sifflant au-dessus de sa tête et fait exploser un panneau de verre de la porte du supermarché.
Et alors…
Alors, quelqu’un pousse un cri. Qui, on ne le saura jamais, et même le sexe du pousseur de cri fera l’objet d’une controverse, bien que la plupart pensent que c’était une femme et que Rose ait dit à Anson être presque sûre qu’il s’agissait de Lissa Jamieson.
« ON SE SERT ! »
Quelqu’un d’autre hurle à son tour « L’ÉPICERIE ! » et une vague pousse de l’avant.
Freddy Denton tire en l’air, une fois. Puis il abaisse son arme et, dans sa panique, est sur le point de tirer sur la foule. Il n’en a pas le temps : quelqu’un lui arrache brutalement son pistolet. Freddy tombe, criant de douleur. C’est alors que la pointe d’une grosse botte de fermier — celle d’Alden Dinsmore — entre en contact avec sa tempe. Ce n’est pas le noir total, pour Freddy, mais la lumière a considérablement baissé pour lui et, le temps qu’il retrouve ses esprits, la Grande Émeute du Supermarché est terminée.
Du sang suinte du pansement de Carter Thibodeau, à son épaule, et de petites rosettes fleurissent sur sa chemise bleue ; mais pour le moment, du moins, il n’a pas conscience de la douleur. Il ne cherche pas à fuir. Il se campe sur ses pieds et frappe la première personne qui passe à sa portée. Il se trouve que c’est Charles Norman, dit Stubby (le Mal Rasé), le brocanteur qui tient boutique sur la 117, aux limites du bourg. Stubby tombe, agrippant sa bouche sanglante.
« Reculez, bande d’enfoirés ! éructe Carter. Reculez, fils de putes ! Pas de pillage ! Reculez ! »
Marta Edmunds, la baby-sitter des Everett, essaie d’aider Stubby à se relever, ce qui lui vaut un coup de poing sur la pommette de la part de Frank DeLesseps. Elle manque tomber et se tient le côté du visage tout en regardant, incrédule, le jeune homme qui vient de la frapper… sur quoi la voilà renversée sur Stubby par la vague d’acheteurs frustrés qui chargent.
Carter et Frank distribuent des coups de poing, mais à peine ont-ils atteint par trois fois une cible qu’ils sont distraits par un cri étrange, une sorte de hululement modulé. C’est la bibliothécaire de la ville. Ses cheveux retombent en désordre autour de son visage à l’expression habituellement si douce, et elle pousse un lot de Caddies ; on s’attend presque à ce qu’elle crie Banzaï ! Frank bondit hors de la trajectoire, mais les chariots ne loupent pas Carter qui part en vol plané. Il agite les bras, essayant de se redresser ; il aurait pu y parvenir s’il n’y avait eu les pieds de Georgia. Il trébuche dessus, atterrit sur le dos et se fait piétiner. Il roule à plat ventre, croise les mains sur sa tête et attend que ce soit fini.
Julia Shumway mitraille la foule. Les photos lui révéleront peut-être des gens qu’elle connaît, mais ce ne sont que des inconnus qu’elle voit dans son viseur. Une foule déchaînée.
Rupert Libby prend son pistolet et tire par quatre fois en l’air. Les détonations claquent dans la chaleur matinale, sèches, déclamatoires, telles une série de points d’exclamation sonores. Toby Whelan plonge dans le véhicule de patrouille, se cogne la tête au passage et perd sa casquette (ADJOINT DE POLICE — CHESTER’S MILL, est-il écrit sur le bord en jaune). Il s’empare du porte-voix, sur le siège arrière, le porte à sa bouche et crie : « ARRÊTEZ ! RECULEZ ! POLICE ! ARRÊTEZ ! C’EST UN ORDRE ! »
Julia le prend en photo.
La foule ne fait attention ni aux coups de feu, ni aux ordres du porte-voix. Elle ne fait pas davantage attention à Ernie Calvert quand il arrive par le côté du bâtiment, sa salopette verte battant ses genoux pendant qu’il court. « Passez par-derrière ! crie-t-il. Pas besoin de tout casser, vous pouvez passer par-derrière, c’est ouvert ! »
Mais la foule n’a qu’un but, forcer les portes et entrer. Elle frappe les battants marqués ENTRÉE et SORTIE, au-dessus d’une annonce : LES MEILLEURS PRIX TOUS LES JOURS. Les battants résistent, tout d’abord, puis la serrure lâche sous le poids combiné des assaillants. Ceux du premier rang sont écrasés contre la porte et blessés ; on compte des côtes cassées, une cheville foulée, deux bras fracturés.
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