Bien sûr, il y avait aussi l’amour, mais pour l’instant Burton et ses deux compagnons n’avaient pas droit à ce genre de distraction. Plus tard, quand ils seraient admis comme citoyens à part entière, ils pourraient choisir une compagne et s’installer dans des huttes séparées.
John Collop était un jeune homme petit et frêle d’apparence. Ses longs cheveux dorés, son visage mince mais harmonieux, ses grands yeux bleus aux longs cils noirs et effilés lui donnaient un air doux et légèrement efféminé. Dès sa première conversation avec Burton, il s’était présenté en ces termes :
— Je suis sorti des ténèbres de la matrice maternelle pour entrer dans la lumière de Dieu et de la Terre en 1625. Beaucoup trop vite, à mon gré, je suis retourné à la matrice de la Mère Nature, ne doutant pas de la Résurrection, avec raison, comme vous pouvez le constater. Je dois néanmoins avouer que cet au-delà n’est pas tout à fait celui que la religion m’avait laissé entrevoir. Mais comment de pauvres pasteurs aveugles guidant un troupeau égaré auraient-ils pu connaître la vérité ?
Collop ne tarda pas à admettre qu’il appartenait à l’Eglise de la Seconde Chance. En entendant cela, Burton avait haussé un sourcil. Ce n’était pas la première fois qu’il entendait parler de cette nouvelle religion, en des points très éloignés du Fleuve. Bien qu’il s’intitulât athée et infidèle, Burton avait toujours eu beaucoup de curiosité pour toutes les religions avec lesquelles ses voyages l’avaient mis en contact. Connaître la foi d’un homme, pensait-il, c’est le connaître déjà à moitié. Connaître aussi sa femme, c’est le connaître en entier.
L’Eglise de la Seconde Chance professait quelques dogmes simples, certains fondés sur des faits, la plupart sur des conjectures ou de pieux espoirs. En cela, elle ne différait guère des autres religions de la Terre. Mais les adeptes de la Seconde Chance avaient un gros avantage sur les autres : ils n’avaient aucune difficulté à prouver que les morts pouvaient être ressuscités – et pas seulement une fois.
— Et pourquoi cette Seconde Chance a-t-elle été accordée à l’humanité ? demanda Collop d’une voix grave et pénétrée. Croyez-vous qu’elle l’ait méritée ? Certainement pas. Les hommes sont, à quelques rares exceptions près, des créatures viles, mesquines, corrompues, d’un égoïsme sordide et d’une agressivité écœurante. En les regardant s’agiter, les dieux – ou Dieu – doivent avoir envie de vomir. Mais dans cette vomissure divine, si vous me pardonnez une telle image, il y a un grumeau de compassion. Si abject que soit l’homme, il y a toujours en lui un reste de divin. L’homme fut fait à l’image de Dieu. La formule n’est pas entièrement vaine. Chez le pire d’entre nous, il y a toujours quelque chose à sauver, et à partir de là un homme nouveau peut renaître. Ceux qui nous ont fait don de cette Seconde Chance sont au courant de cette vérité. Ils nous ont placés au bord de ce Fleuve, sur une planète étrangère et sous des cieux étrangers, pour que nous puissions gagner notre salut. De combien de temps nous disposons encore, je l’ignore, et au sein de notre Eglise personne ne se hasarde à faire de spéculations là-dessus. Peut-être aurons-nous toute l’éternité. Peut-être seulement cent ans ou mille. Mais nous avons intérêt à utiliser au mieux le temps qui nous est imparti, ami.
— Vous m’avez raconté, répliqua Burton, que vous aviez vous-même été sacrifié, sur l’autel du dieu Odin, par des Nordiques qui s’accrochaient à leur ancienne religion, bien que ce monde-ci n’ait visiblement rien à voir avec le Walhalla promis par leurs prêtres. Ne voyez-vous pas que vous avez perdu votre temps et le leur en leur prêchant vos bonnes paroles ? Ils n’ont jamais cessé de croire à leurs anciens dieux. Simplement, ils ont modifié leur théologie pour l’adapter aux conditions présentes. Exactement comme vous, qui restez fidèle à votre ancienne foi.
— Ces gens sont incapables d’expliquer leur nouvel environnement, protesta Collop. L’Eglise de la Seconde Chance leur apporte des solutions rationnelles et un dogme auquel ils finiront par croire avec autant de ferveur que moi-même. Ils m’ont tué, c’est vrai, mais quelqu’un de plus convaincant que moi prendra ma place et leur parlera avant qu’ils le ligotent sur les genoux de bois de leur idole et lui transpercent le cœur. S’il ne réussit pas, un autre viendra après lui et nous n’aurons pas prêché pour rien. Le sang des martyrs était, sur la Terre, la semence de l’Eglise. C’est encore plus vrai ici. Si vous tuez un homme pour l’empêcher de parler, il surgira ailleurs au bord du Fleuve et un autre, sacrifié à des milliers et des milliers de kilomètres de là, viendra prendre sa place. L’Eglise de la Seconde Chance finira par gagner. Les hommes mettront alors un terme à ces stupides guerres qui engendrent la haine et pourront se consacrer à la véritable tâche qui les attend, celle qui consistera à gagner leur salut.
— Ce que vous dites des martyrs s’applique à tout homme qui a une idée à poursuivre, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Le criminel exécuté à un endroit du Fleuve renaîtra à un autre endroit pour commettre de nouveaux crimes.
— Dieu aura le dernier mot. La vérité finit toujours par triompher.
— J’ignore ce que vous avez connu de la Terre et combien de temps vous avez vécu. Mais votre expérience a dû être assez limitée, pour que vous soyez aveugle à ce point. Croyez-en quelqu’un qui a beaucoup voyagé !
— L’Eglise, répliqua Collop, n’est pas uniquement fondée sur la foi. Son enseignement repose également sur des faits très concrets et très substantiels. Dites-moi, mon cher Abdul, avez-vous jamais entendu parler de morts ressuscités ailleurs, mais tout en restant morts ?
— Cela n’a pas de sens ! s’écria Burton. Vous voulez dire… qu’il y a des gens qui ressuscitent morts ?
— Nous connaissons au moins trois cas qui ne font pas de doute, et quatre autres qui ont été soumis à l’Eglise mais qu’elle n’a pas su authentifier. Il s’agit d’hommes et de femmes qui ont trouvé la mort au bord du Fleuve et dont le corps sans vie a été simple ment transféré ailleurs. Que dites-vous de cela ?
— C’est inimaginable ! déclara Burton. Puisque vous semblez avoir une explication, parlez ; je vous écoute.
En fait, Burton avait déjà entendu cette histoire plusieurs fois, et il avait même une explication toute prête, mais il voulait d’abord entendre la version de Collop pour voir jusqu’à quel point les faits se recoupaient.
La concordance se révéla parfaite, jusqu’au nom des trois lazares morts. Ils avaient été identifiés par ceux qui les avaient connus sur la Terre. Tous étaient plus ou moins des saints. L’un d’eux avait déjà été canonisé sur la Terre. La doctrine disait qu’ayant déjà atteint l’état de « sainteté », il n’était plus nécessaire pour eux qu’ils continuent à séjourner dans le « purgatoire » de la vallée. Leur âme était partie… quelque part… en abandonnant l’excédent de bagage que représentait leur enveloppe charnelle.
Bientôt, affirmait l’Eglise, d’autres accéderaient à cet état de grâce, et leurs dépouilles mortelles joncheraient les rives du Fleuve. En temps voulu, la planète-purgatoire finirait par se dépeupler. Tous ses habitants seraient lavés de leurs dépravations et de leurs haines. L’amour de Dieu et de l’humanité les illuminerait. Même les plus vils et les plus corrompus, ceux qui paraissaient définitivement perdus, finiraient par quitter leur enveloppe physique. Pour gagner cet état de grâce, une seule chose était nécessaire : l’amour. Burton soupira et éclata d’un rire bruyant :
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