Puis avec angoisse : « Mais pourquoi donc ne se termine-t-elle pas ? Maintenant ! »
Twissell reprit : « Quand je vous ai permis d’aller voir Finge tout récemment, je me doutais bien que c’était dangereux. Mais le mémoire de Mallansohn disait que vous étiez loin le dernier mois et il n’y avait aucun autre motif pour expliquer votre absence de façon naturelle. Par bonheur, Finge a commis une erreur.
— Comment cela ? » demanda Harlan avec lassitude. Au fond, peu lui importait, mais Twissell parlait, parlait, et il était plus facile de prendre part à la conversation que d’essayer de se boucher les oreilles.
Twissell répondit : « Finge a intitulé son rapport : « Conduite non professionnelle in re du Technicien Harlan. » Il jouait les Éternels fidèles, vous voyez, froids, impartiaux, méthodiques. Il laissait au Comité le soin de s’indigner et de me jeter ça à la figure. Malheureusement pour lui, il ne connaissait pas votre importance réelle. Il n’a pas compris que n’importe quel rapport vous concernant me serait immédiatement retransmis, à moins que son importance exceptionnelle n’apparaisse d’emblée dans la présentation même des choses.
— Vous ne m’avez jamais parlé de cela ?
— Comment le pouvais-je ? J’avais peur de faire quoi que ce soit qui risquerait de vous troubler dans l’état de crise provoqué par le projet en cours de réalisation. Je vous ai donné toutes les occasions de me présenter votre problème. »
Toutes les occasions ? La bouche d’Harlan fit une moue d’incrédulité, mais il se rappela alors le visage fatigué de Twissell sur l’Écran de Communication, lui demandant s’il n’avait rien à lui dire. C’était hier. Hier seulement.
Harlan secoua la tête, mais cette fois détourna le visage.
Twissell dit doucement : « J’ai compris du premier coup qu’il vous avait délibérément poussé à votre… coup de tête. »
Harlan leva les yeux. « Vous êtes au courant ?
— Cela vous surprend ? Je savais que Finge en avait après moi. Je le sais depuis longtemps. Je suis un vieil homme, mon petit. Je sais ces choses-là. Mais il existe des moyens de contrôler les gestes de Calculateurs douteux. Il y a des procédés défensifs, choisis dans telle ou telle Réalité, qui ne sont pas placés dans les musées. Il y en a qui ne sont connus que du seul Comité. »
Harlan pensa avec amertume au blocage temporel du 100000 e siècle.
« D’après le rapport et d’après ce que je savais par ailleurs, il était facile de déduire ce qui devait arriver. »
Harlan demanda soudain : « Je suppose que Finge vous soupçonnait de l’espionner ?
— C’est fort possible. Je n’en serais pas surpris. » Harlan repensa à ses premiers jours avec Finge, quand Twissell avait montré pour la première fois son intérêt anormal pour le jeune Observateur. Finge n’avait rien su du projet Mallansohn et l’intervention de Twissell l’avait intrigué. « Avez-vous déjà rencontré le Premier Calculateur Twissell ? » avait-il demandé une fois et, en y repensant, Harlan se rappelait nettement l’inquiétude qui perçait sous la voix de l’homme. Dès ce moment, Finge devait avoir soupçonné Harlan d’être le bras droit de Twissell. Son hostilité et sa haine devaient avoir commencé dès cet instant.
Twissell parlait toujours : « Donc si vous étiez venu me trouver…
— Venu vous trouver ? cria Harlan. Et le Comité ?
— De tout le Comité, je suis le seul à savoir.
— Vous ne leur avez jamais rien dit ? » Harlan s’efforça de prendre un ton persifleur.
« Jamais. »
Harlan se sentit fiévreux. Ses vêtements l’étouffaient. Est-ce que ce cauchemar devait durer toujours ? Et ce bavardage idiot, sans aucun rapport avec la situation. Pour quelle raison ? Pourquoi ?
Pourquoi l’Éternité ne finissait-elle pas ? Pourquoi la grande paix de la non-Réalité ne les recouvrait-elle pas ? Grand Temps, qu’est-ce qui n’allait pas ?
« Me croyez-vous ? » demanda Twissell.
Harlan hurla : « Pourquoi le devrais-je ? Ils sont venus me voir, n’est-ce pas ? À ce petit déjeuner ? Pourquoi l’auraient-ils fait s’ils n’avaient pas eu connaissance du rapport ? Ils sont venus voir l’étrange phénomène qui avait violé les lois de l’Éternité, mais qu’on ne pouvait toucher pendant un jour encore. Un jour de plus et le projet aurait réussi. Ils sont venus triompher du lendemain qu’ils escomptaient.
— Mon garçon, il n’y avait rien de tout cela. Ils désiraient vous voir uniquement parce qu’ils étaient humains. Les membres du Comité sont humains eux aussi. Ils ne pouvaient assister au voyage final de la cabine parce que, d’après le mémoire de Mallansohn, ils n’avaient aucun rôle à jouer. Ils ne pouvaient interroger Cooper du fait que le mémoire ne faisait aucune mention de cela non plus. Pourtant, ils désiraient quelque chose. Père Temps, mon garçon, ne voyez-vous pas qu’ils désiraient quelque chose ? Vous étiez le seul qu’ils pouvaient approcher, c’est pourquoi ils l’ont fait et vous ont examiné des pieds à la tête.
— Je ne vous crois pas.
— C’est la vérité.
— Ah ! oui ? reprit Harlan. Et pendant que nous déjeunions, le membre du Comité Sennor a parlé d’un homme qui s’était rencontré lui-même. Il était évident qu’il était au courant de mes voyages illégaux au 482 eet du fait que je m’étais presque rencontré moi-même. C’était sa manière de m’envoyer des pointes, de se réjouir astucieusement à mes dépens.
— Sennor ? répliqua Twissell. Vous vous êtes fait du souci à propos de Sennor ? Savez-vous quel personnage pitoyable il est ? Son époque d’origine est le 803 e siècle, une des rares cultures dans lesquelles le corps humain soit délibérément enlaidi pour satisfaire aux exigences esthétiques du temps. On rend les gens chauves à l’adolescence.
« Savez-vous ce que cela signifie dans la continuité de l’homme ? Certainement, vous le savez. Une défiguration met les hommes à part de leurs ancêtres et de leurs descendants. Les hommes du 803 ene présentent que peu de risques comme Éternels ; ils sont trop différents du reste d’entre nous. Peu sont choisis. Sennor est le seul de ce siècle à avoir jamais siégé au Comité.
« Ne voyez-vous pas comment cela l’affecte ? Vous devez comprendre ce que signifie l’insécurité. Vous est-il jamais venu à l’esprit qu’un membre du Comité pouvait ne pas être en sécurité ? Sennor est tenu d’assister à des discussions portant sur la suppression de sa Réalité à cause de cette particularité même qui le distingue du reste d’entre nous. Il serait alors une des très rares personnes de toute cette génération à être enlaidie de la sorte. C’est ce qui arrivera un jour.
« Il trouve refuge dans la philosophie. Il surcompense en dirigeant la conversation, en exposant délibérément des points de vue impopulaires ou irrecevables. Son paradoxe de l’homme-qui-se-rencontre-lui-même en est un exemple. Je vous ai dit qu’il s’en est servi pour prédire le désastre du projet et c’est nous, les membres du Comité, qu’il essayait d’embarrasser, non vous. Cela n’avait rien à voir avec vous. Rien ! »
Twissell s’était échauffé. Emporté par son sujet, il semblait oublier où il était et la crise qui les menaçait car il était redevenu le gnome aux gestes vifs et difficile à émouvoir qu’Harlan connaissait si bien. Il sortit même une cigarette de l’étui dissimulé dans sa manche et peu s’en fallut qu’elle ne s’enflammât.
Mais il s’arrêta, pivota et regarda de nouveau Harlan, cherchant au-delà de ses propres paroles ce qu’Harlan avait dit en dernier, comme s’il n’y avait guère prêté attention jusqu’à cet instant.
Читать дальше