« Vraiment ? Je suppose que c’est pour cela que le duplicateur de masse a été supprimé.
— Nous en avons encore des copies. Ne vous inquiétez pas pour cela. Nous l’avons conservé.
— Vous l’avez conservé. Mais nous, dans tout ça ? Nous, du 482 e siècle, nous aurions pu l’avoir. » Elle gesticula de ses deux poings fermés.
« Ça ne vous aurait été d’aucun profit. Allons, ne vous énervez pas, mon petit, et écoutez-moi. » D’un geste presque convulsif (il lui faudrait apprendre à la toucher naturellement, sans cette gaucherie donnant l’impression qu’il s’attendait à une rebuffade), il prit ses mains dans les siennes et les tint fermement.
Pendant un moment, elle essaya de les libérer, puis elle se laissa faire. Elle eut même un petit rire. « Allez, nigaud, poursuivez, et n’ayez pas l’air si solennel. Je ne vous accuse pas.
— Vous ne devez accuser personne. Il n’y a aucun reproche à faire. Nous faisons ce qui doit être fait. Ce duplicateur de masse est un cas classique. Je l’ai étudié à l’école. Étant donné qu’on reproduit des objets, on peut aussi reproduire des êtres humains. Ce qui soulève des problèmes très compliqués.
— N’est-ce pas à la société de résoudre ses propres problèmes ?
— En effet, mais nous avons étudié cette société à travers le Temps et elle ne résout pas ses problèmes de façon satisfaisante. Souvenez-vous que son échec en ce domaine ne l’affecte pas seulement elle-même, mais toutes les sociétés qui en dérivent. En fait, il n’y a pas de solution satisfaisante au problème du duplicateur de masse. C’est une de ces choses comme les guerres atomiques et les utopies qu’on ne peut tout simplement pas permettre. La mise en pratique présente toujours des inconvénients.
— Qu’est-ce qui vous en rend si sûrs ?
— Nous avons nos machines à calculer, Noÿs. Des Computaplex beaucoup plus précis qu’aucun de ceux jamais mis au point dans chaque Réalité prise séparément. Ceux-ci Calculent les Réalités possibles et établissent dans l’ordre préférentiel leurs avantages respectifs en tenant compte de plusieurs milliers de variables.
— Des machines ! » fit-elle avec mépris.
Harlan fronça les sourcils, puis se radoucit aussitôt.
« Allons, ne réagissez pas ainsi. Évidemment, il vous déplaît d’apprendre que la vie n’a pas ce caractère de certitude que vous vous étiez toujours plu à lui reconnaître. Vous et le monde dans lequel vous vivez auraient pu n’être qu’une probabilité en puissance il y a un an, mais où est la différence ? Vous avez tous vos souvenirs, qu’ils soient des facteurs de probabilité ou non, n’est-ce pas ? Vous vous souvenez de votre enfance et de vos parents ?
— Bien sûr.
— En ce cas, c’est exactement comme si vous l’aviez vécu, non ? Non ? Je veux dire si c’était arrivé ou pas ?
— Je ne sais pas. Il faudra que j’y réfléchisse. Et si demain, c’est encore un monde de rêve ou une ombre ou comme il vous plaira de l’appeler ?
— Alors il y aurait une nouvelle Réalité avec un nouveau vous doué de nouveaux souvenirs. Ce serait exactement comme si rien n’était arrivé, sauf que la somme de bonheur humain aurait été encore accrue.
— Somme toute, cela ne me semble guère convaincant.
— En outre, se hâta de dire Harlan, rien ne vous arrivera maintenant. Il va y avoir une nouvelle Réalité, mais vous êtes dans l’Éternité. Vous ne serez pas changée.
— Mais vous dites que cela ne fait pas de différence, dit Noÿs d’un air sombre. Pourquoi se donner tout ce mal ? »
Avec une ardeur soudaine, Harlan dit : « Parce que je vous désire telle que vous êtes. Exactement telle que vous êtes.
« Je ne veux pas que vous soyez changée. En aucune manière. »
Il fut à un doigt de laisser échapper la vérité et de lui dire que s’il n’y avait pas eu la superstition relative aux Éternels et à la vie éternelle, elle ne se serait jamais sentie attirée vers lui.
Elle dit, en regardant autour d’elle avec un léger froncement de sourcils : « Je devrai donc rester ici à tout jamais ? Je serai… seule.
— Non, non. Ne croyez pas cela », dit-il avec emportement, agrippant ses mains si fort qu’elle fit une grimace, « Je découvrirai ce que vous serez dans la nouvelle Réalité du 482 e siècle et vous y retournerez sous un déguisement, pour ainsi dire. Je prendrai soin de vous. Je vais demander une permission pour une union régulière et faire en sorte que vous restiez saine et sauve à travers les futurs Changements. Je suis un Technicien et un bon et je m’y connais en Changements. » Il ajouta d’un ton menaçant : « Et je connais un certain nombre d’autres choses aussi » et il s’interrompit.
« Tout cela est-il permis ? demanda Noÿs. Je veux dire, pouvez-vous emmener des gens dans l’Éternité et les soustraire à un Changement ? Ça ne me semble pas très régulier, d’après ce que vous m’avez dit. »
Pendant un moment, Harlan se sentit minuscule et perdu dans l’immense vide des milliers de siècles qui l’entouraient dans le passé et dans l’avenir. Pendant un moment, il se sentit coupé même de l’Éternité qui était sa seule demeure et sa seule foi, doublement rejeté par le Temps et par l’Éternité ; et il n’y avait près de lui que la femme pour qui il avait tout abandonné.
Il dit, et c’était une certitude profondément ancrée en lui : « Non, c’est un crime. C’est un très grand crime et j’en éprouve une grande honte. Mais je le ferais encore si j’avais à le faire, et autant de fois qu’il serait nécessaire.
— Pour moi, Andrew ? Pour moi ? »
Il ne leva pas les yeux vers les siens. « Non, Noÿs, pour moi-même. Je ne pourrais supporter de vous perdre.
— Et si nous sommes pris… » fit-elle.
Harlan connaissait la réponse à cela. Il connaissait la réponse depuis cet éclair d’intuition qu’il avait eu au 482 e siècle, alors que Noÿs était endormie à ses côtés. Mais, même alors, il n’osait regarder en face l’effrayante vérité.
Il dit : « Je ne crains personne. J’ai des moyens de me protéger moi-même. Ils n’imaginent pas combien de choses je connais. »
Ce fut, à la considérer avec le recul du temps, une période idyllique qui suivit. Des centaines de choses prirent place dans ces physio-semaines et tout se confondit inextricablement dans la mémoire d’Harlan, tellement qu’il eut l’impression, par la suite, qu’elles avaient duré beaucoup plus longtemps qu’en réalité. Ses moments de plus grande joie furent évidemment les heures qu’il put passer auprès de Noÿs, et cela illumina tout le reste.
Premier Point : au 482 e siècle, il empaqueta lentement ses effets personnels ; ses vêtements et ses films, la plupart de ses magazines de l’Époque Primitive reliés en volumes – qu’il avait si souvent et si amoureusement caressés. Il surveilla anxieusement leur retour à sa station permanente du 575 e siècle.
Finge était auprès de lui tandis que le dernier paquet était hissé à bord de la cabine de fret par des hommes du Service d’Entretien.
Finge dit, en termes d’une banalité voulue : « Vous nous quittez, à ce que je vois. » Son sourire était si faible qu’on ne voyait de ses dents qu’une mince ligne blanche. Il avait les mains serrées derrière le dos et son petit corps replet se balançait en avant sur ses larges pieds.
Harlan ne regarda pas son supérieur. Il murmura un machinai « Oui, monsieur ».
Finge reprit : « Je ferai un rapport au Premier Calculateur Twissell sur la façon particulièrement satisfaisante dont vous avez accompli votre mission d’Observation au 482 e siècle. »
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