À nouveau, Harlan la regarda : « Les Éternels ne savent pas tout.
— Et je ne suis pas une Éternelle, murmura-t-elle, j’en sais si peu. »
Le pouls d’Harlan s’accéléra. Pas encore une Éternelle ? Mais Finge avait dit…
« Laisse tomber, se dit-il à lui-même. Laisse tomber. Elle vient avec toi. Elle te sourit. Que désires-tu de plus ? »
Mais il parla tout de même. « Vous pensez qu’un Éternel vit à jamais, n’est-ce pas ?
— Eh bien, on les appelle Éternels, non ? Et chacun sait qu’ils se désignent ainsi. » Elle lui fit un chaud sourire. « Mais ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?
— Vous ne le pensez pas alors ?
— Après un certain temps passé dans l’Éternité, je ne l’ai plus pensé. Les gens ne parlaient pas comme s’ils vivaient éternellement et il y avait là des vieillards.
— Pourtant vous m’avez dit que j’étais immortel – cette nuit. »
Elle se rapprocha de lui sur la banquette, souriant toujours : « Je me disais : « Qui sait ? »
Il dit, sans parvenir tout à fait à effacer toute trace de tension dans sa voix : « Comment un Temporel fait-il pour devenir un Éternel ? »
Le sourire s’évanouit et était-ce un effet de son imagination ou une légère rougeur avait-elle envahi son visage ? « Pourquoi demandez-vous cela ? dit-elle.
— Pour savoir.
— C’est stupide. Je préférerais ne pas en parler. » Elle examina ses mains fines ; le vernis incolore de ses ongles étincelait dans la lumière atténuée de la cabine. Harlan pensa distraitement et tout à fait hors de propos que, dans une soirée mondaine, avec une légère touche d’ultra-violet dans l’éclairage mural, ces ongles auraient des reflets d’un vert léger ou d’un pourpre sombre, selon l’angle d’inclinaison de ses mains. Une fille intelligente comme l’était Noÿs pouvait produire une demi-douzaine de nuances et donner l’impression que chacune reflétait son humeur du moment. Bleu pour l’innocence, jaune vif pour le rire, violet pour la tristesse et écarlate pour la passion.
Il dit : « Pourquoi avez-vous fait l’amour avec moi ? »
Elle ramena ses cheveux en arrière d’un mouvement de tête et le regarda avec un visage pâle et grave. « Si vous devez le savoir, c’est en partie en vertu de la théorie selon laquelle une fille peut devenir une Éternelle de cette manière. Ça ne me déplairait pas de vivre à tout jamais.
— Je pensais que vous aviez dit ne pas y croire.
— Je n’y croyais pas, mais cela ne pouvait faire de mal à une fille de tenter sa chance. D’autant plus… »
Il la regardait d’un air sévère, essayant de cacher sa souffrance et sa déception derrière un regard glacé et désapprobateur s’inspirant du puritanisme de son époque d’origine. « Eh bien ?
— D’autant plus que, de toute façon, j’en avais envie.
— Vous aviez envie de faire l’amour avec moi ?
— Oui.
— Pourquoi moi ?
— Parce que vous me plaisiez. Parce que je vous trouvais drôle.
— Drôle ?
— Eh bien, bizarre, si vous aimez mieux. Vous faisiez de tels efforts pour ne pas me regarder, mais vous me regardiez quand même. Vous essayiez de me haïr et je pouvais voir que vous me désiriez. J’avais un peu pitié de vous, je crois.
— Pourquoi aviez-vous pitié de moi ? » Il sentait que ses joues étaient brûlantes.
« Parce que l’envie que vous aviez de moi vous tourmentait. C’est une chose si simple. Vous vous contentez de le demander à une fille. Il est si facile d’être gentil. Pourquoi souffrir ? »
Harlan hocha la tête. Les mœurs du 482 e ! « Vous vous contentez de demander à une fille, murmura-t-il, c’est si simple. Il n’y a rien d’autre à faire.
— Il faut que la fille soit consentante, bien sûr. La plupart du temps, elle l’est, si elle n’est pas engagée ailleurs. Pourquoi pas ? C’est très simple. »
Ce fut au tour d’Harlan de baisser les yeux. Évidemment, c’était très simple. Et il n’y avait rien de mal à cela non plus. Pas au 482 e siècle. Qui dans l’Éternité devait mieux le savoir ? Il serait un imbécile, un indécrottable et parfait imbécile s’il l’interrogeait sur ses précédentes aventures. Il pourrait aussi bien demander à une fille de sa propre époque si elle avait jamais mangé en présence d’un homme et comment elle avait osé.
Au lieu de cela, il dit humblement : « Et que pensez-vous de moi maintenant ?
— Que vous êtes très gentil, dit-elle doucement, et que si seulement vous vous détendiez… Ne souriez-vous jamais ?
— Il n’y a aucune raison de sourire, Noÿs.
— Je vous en prie. Je veux voir si vos joues prennent le pli qu’il faut. Voyons. » Elle mit les doigts sur les coins de sa bouche et appuya de chaque côté. Surpris, il rejeta la tête en arrière et ne put s’empêcher de sourire.
« Vous voyez, vos joues ne se sont même pas plissées. Vous êtes presque beau. Avec un peu de pratique – debout devant un miroir, souriant et en allumant une étincelle dans vos yeux –, je parierais que vous pourriez être réellement beau. »
Mais le sourire, qui dès le début avait été hésitant, s’effaça. « Nous sommes dans une mauvaise passe, non ? reprit Noÿs.
— Oui, Noÿs. Une très mauvaise passe.
— À cause de ce que nous avons fait ? Vous et moi ? Ce soir-là ?
— Pas exactement.
— C’était ma faute, vous savez. Je le leur dirai, si vous le voulez.
— Jamais, dit Harlan avec énergie. Ne vous chargez d’aucune faute en tout ceci. Vous n’avez rien fait, rien dont vous puissiez vous sentir coupable. Il s’agit d’autre chose. »
Mal à l’aise, Noÿs regarda le temporomètre. « Où sommes-nous ? Je ne peux pas voir les chiffres.
— Quand sommes-nous ? » la corrigea machinalement Harlan. Il réduisit la vitesse et les chiffres apparurent.
Ses beaux yeux s’élargirent et les cils ressortirent sur la blancheur de sa peau. « Il n’y a pas d’erreur ? »
Harlan jeta un coup d’œil à l’indicateur. On y lisait 72 000. « Je suis sûr que c’est ça.
— Mais où allons-nous ?
— Vers quand allons-nous ? Loin dans le futur, dit-il d’un air sombre. Très loin, à une époque sûre. Où ils ne vous trouveront pas. »
En silence, ils regardèrent les chiffres défiler. En lui-même, Harlan ne cessait de se dire que la fille était innocente et l’accusation de Finge sans fondement. Elle avait avoué franchement ce qu’il y avait de vrai et elle avait admis, tout aussi franchement, la présence d’une attirance plus personnelle.
Il leva les yeux juste au moment où Noÿs changeait de position. Elle se dirigea de son côté, et d’un geste résolu, elle arrêta la cabine ; la décélération temporelle leur causa une impression très désagréable.
Harlan avala sa salive et ferma les yeux, attendant que la nausée se dissipe. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il.
Elle était d’une pâleur mortelle et resta un instant sans répondre. Puis elle dit : « Je ne veux pas aller plus loin. Les chiffres sont si élevés ! »
Sur le temporomètre, on lisait : 111 394.
« Nous sommes assez loin », approuva-t-il.
Puis il tendit la main d’un air grave : « Venez, Noÿs. Ceci sera votre demeure pour un certain temps. »
Ils errèrent le long des couloirs de la station temporelle comme des enfants, la main dans la main. Dans les principaux, les lumières brillaient et les pièces obscures s’éclairaient dès qu’ils effleuraient un commutateur. L’air était frais et on y sentait passer comme un souffle qui, sans qu’on puisse parler de courant d’air, indiquait cependant la présence de ventilation.
Noÿs murmura : « Il n’y a personne ici ?
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