Il soupira et ferma les yeux un moment.
« Qu’allons-nous faire de tous ces gens ? demanda Semic d’une voix hésitante. Je parle de ceux de la Seconde Fondation.
— Je n’en sais rien, dit Darell mélancoliquement. Nous pourrions les exiler, je suppose. Il y a Zoranel, par exemple. On pourrait les y reléguer en saturant la planète de stations de brouillage mental. On peut séparer les hommes des femmes, ou mieux encore les stériliser… Et dans cinquante ans, la Seconde Fondation ne sera plus qu’un souvenir. Peut-être qu’une mort douce serait encore une solution plus humaine.
— Croyez-vous, dit Turbor, que nous pourrions apprendre à nous servir de ce sens qui leur est particulier ? Ou bien le possèdent-ils de naissance, comme le Mulet ?
— Je ne sais pas. Je crois qu’on le développe grâce à un long entraînement, puisque l’encéphalographie démontre que le cerveau recèle une telle potentialité à l’état latent. Mais pour quelles raisons voudriez-vous disposer d’un tel sens ? Il ne leur a guère servi. »
Il fronça les sourcils.
Bien qu’il gardât le mutisme, ses pensées poussaient des clameurs sous son crâne.
Le succès avait été trop facile… beaucoup trop facile. Ils avaient chu, ces invincibles, comme des traîtres de comédie, et cela ne lui plaisait guère.
Galaxie ! A quel moment l’homme peut-il savoir qu’il n’est pas un pantin dont un autre tire les ficelles ? Comment pourrait-il le savoir ?
Arcadia allait bientôt rentrer, et il frissonna à la pensée de ce qu’il lui faudrait affronter, le moment venu.
Elle était à la maison depuis une semaine, puis deux, et cependant il ne pouvait pas secouer les lourdes chaînes qui pesaient sur ses pensées. Comment l’aurait-il pu ? Durant son absence, l’enfant était devenue femme par la vertu de quelque curieuse alchimie. Elle était le lien qui l’attachait à la vie ; le lien lui rappelant un mariage fait d’amertume et de douceur, qui avait à peine dépassé les limites de la lune de miel.
Et puis, tard, un soir, il dit aussi naturellement qu’il le put : « Arcadia, qu’est-ce qui t’a amenée à penser que Terminus était le siège des deux Fondations ? »
Ils avaient été au théâtre, dans les meilleurs fauteuils, dont chacun était pourvu d’un écran tridimensionnel ; elle portait une nouvelle robe pour l’occasion et elle se sentait heureuse.
Elle le considéra un moment avec des yeux pénétrants, puis elle préféra éluder la question.
« Oh ! je ne sais pas, père, c’est une idée qui m’est venue, comme cela. »
Le docteur Darell sentit une couche de glace se former autour de son cœur.
« Réfléchis, dit-il d’une voix insistante. C’est très important. Qu’est-ce qui t’a donné la conviction que les deux Fondations se trouvaient sur Terminus ? »
Elle se rembrunit légèrement.
« Eh bien, il y avait Callia. Je savais qu’elle appartenait à la Seconde Fondation. Anthor était également de cet avis.
— Pourtant elle se trouvait sur Kalgan, poursuivit Darell. Qu’est-ce qui t’a fait penser à Terminus ? »
Cette fois, Arcadia attendit plusieurs minutes avant de répondre. Quel était le facteur qui avait déterminé son choix ? Qui, quel était-il, en vérité ? Elle avait l’horrible impression de sentir une chose lui glisser entre les doigts…
« Elle connaissait trop de choses – je parle de Dame Callia, dit-elle. Elle devait tenir ses renseignements de Terminus. Ne penses-tu pas que ce soit l’explication, père ? »
Il se contenta de secouer la tête.
« Père, s’écria-t-elle, je savais ! Plus je réfléchissais, plus je sentais grandir ma certitude. C’était une affaire de logique. »
Son père avait un regard lointain et quelque peu perdu.
« Mauvaise raison, Arcadia, mauvaise raison. Il faut se méfier des intuitions lorsqu’il s’agit de la Seconde Fondation. Tu comprends ce que je veux dire, n’est-ce pas ? On peut mettre cela sur le compte d’une intuition personnelle, mais aussi l’attribuer à une suggestion imposée !
— Une suggestion imposée ? Tu veux dire qu’ils auraient établi leur emprise sur mon esprit ? Oh ! non, non, ils ne le pouvaient pas. » Elle s’écartait instinctivement de lui. « Anthor n’a-t-il pas déclaré que j’avais raison ? Il a embrassé ma thèse. Depuis A jusqu’à Z. Et c’est bien ici, sur Terminus, que tu as démasqué toute la bande, n’est-ce pas ? » Elle haletait légèrement.
— Je sais… mais, ma petite Arcadia, me permettrais-tu de faire l’analyse encéphalographique de ton cerveau ? »
Elle secoua violemment la tête. « Non, non, j’ai trop peur !
— Tu as peur de moi, Arcadia ? Tu n’as rien à craindre. Mais il faut que nous sachions la vérité. Tu le comprends, n’est-ce pas ? »
Après cela, elle ne l’interrompit qu’une seule fois. Elle s’accrocha à son bras avant que le dernier contact fût coupé.
« Et qu’adviendra-t-il si je suis influencée, père ? Quelle conduite devras-tu adopter ?
— Je ne changerai rien à ma conduite. Si tu es devenue différente, nous partirons. Nous retournerons sur Trantor, toi et moi… et nous nous laverons désormais les mains de ce qui se passe dans la Galaxie. »
Jamais, dans l’existence de Darell, une analyse n’avait duré aussi longtemps, ne lui avait autant coûté, et lorsque tout fut terminé, Arcadia se recroquevilla sur la couchette et n’osa pas regarder les épreuves. Puis elle l’entendit éclater de rire et elle n’eut pas besoin d’autres explications pour comprendre. Elle se leva d’un bond et se blottit dans ses bras largement ouverts.
Il ne cessait de parler follement, tout en répondant avec emportement aux embrassades de sa fille.
« J’ai porté au maximum l’intensité de la station de brouillage mental qui équipe la maison et ton schéma psychique est normal. Nous les avons réellement capturés dans nos filets et nous pouvons recommencer à vivre.
— Père, souffla-t-elle, pouvons-nous maintenant leur permettre de nous décerner des médailles ?
— Comment as-tu découvert que j’ai demandé à être relevé de mes fonctions ? » Il la tint un moment à bout de bras, puis se remit à rire. « Peu importe ; tu sais tout. Très bien, tu pourras recevoir ta médaille sur un podium, avec des discours et tout et tout.
— Père…
— Oui ?…
— Pourrais-tu m’appeler Arkady à partir d’aujourd’hui ?
— Mais… entendu, Arkady. »
Lentement, l’immensité de la victoire pénétrait l’esprit de Darell jusqu’à saturation. La Fondation, la Première Fondation – maintenant la seule et unique – était maîtresse absolue de la Galaxie. Nul obstacle ne se dressait plus désormais entre eux et le second Empire, ce suprême accomplissement du Plan Seldon.
Ils n’avaient plus qu’à tendre la main…
Grâce à…
Une pièce secrète dans un monde ignoré !
Et un homme dont le plan s’était réalisé.
Le Premier Orateur tourna son regard vers l’étudiant.
« Cinquante hommes et femmes, dit-il. Cinquante martyrs ! Ils savaient qu’ils risquaient la mort ou l’emprisonnement à vie, et ils ne pouvaient même pas être orientés pour prévenir toute faiblesse – puisque cette orientation aurait pu être détectée. Et pourtant, ils n’ont pas faibli. Ils ont mené le plan à son terme, par amour du Plan principal.
— Aurait-on pu réduire leur nombre ? » demanda l’étudiant d’un air peu convaincu.
Le Premier Orateur secoua lentement la tête.
« C’était le strict minimum. Au-dessus de ce nombre, il leur eût été impossible d’entraîner la conviction. Une parfaite objectivité eût exigé un nombre de soixante-quinze, pour tenir compte de la marge d’erreur. Mais peu importe. Avez-vous étudié le déroulement de l’action tel qu’il a été élaboré par le Conseil des Orateurs, voilà quinze ans ?
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