— D’accord, répondit Darell, nous n’en sommes encore qu’aux premiers balbutiements.
— Très bien. Quelles certitudes possédons-nous quant à l’interprétation de ce que j’ai entendu Anthor et vous-même appeler le « tripatouillage de plateau » ? Vous avez échafaudé des hypothèses, mais que possédez-vous en fait de certitudes ? Ces hypothèses constituent-elles une base suffisamment ferme pour qu’on puisse en déduire l’existence d’une force puissante, dont tous les autres indices démentent l’existence ? Il est toujours facile d’expliquer ce que l’on ne connaît pas en faisant intervenir une volonté surhumaine autant qu’arbitraire.
« C’est un phénomène courant parmi les hommes. On cite des exemples, dans l’histoire de la Galaxie, où des systèmes planétaires isolés sont retournés à la barbarie, et qu’avons-nous constaté en pareil cas ? Immanquablement, ces primitifs attribuent les forces incompréhensibles de la Nature – tempêtes, épidémies, sécheresse – à des êtres animés plus puissants que les hommes et dotés d’un pouvoir discrétionnaire.
« On nomme cette tendance de l’anthropomorphisme, je crois, et à ce point de vue nous nous conduisons comme des sauvages et nous nous vautrons dans notre bauge. Connaissant peu de chose à la science mentale, nous attribuons les phénomènes qui échappent à notre compréhension à des surhommes – ceux de la Seconde Fondation, en l’occurrence, en nous fondant sur une hypothèse formulée par Seldon.
— Oh ! interrompit Anthor, vous vous souvenez donc de Seldon ? Je pensais que vous l’aviez oublié. Seldon a affirmé qu’il existait une Seconde Fondation. Placez donc cela sous le bon bout de votre lorgnette.
— Prétendriez-vous connaître toutes les intentions de Seldon ? Connaissez-vous tous les facteurs que la nécessité l’a contraint d’introduire dans ses calculs ? La Seconde Fondation a peut-être joué le rôle d’un épouvantail nécessaire, en vue d’un objectif hautement spécifique. Comment avons-nous battu Kalgan, par exemple ? Que disiez-vous dans votre dernière série d’articles, Turbor ? »
Turbor remua son corps massif.
« Oui, je vois à quoi vous faites allusion. Je me trouvais sur Kalgan vers la fin des hostilités, Darell, et il était facile de constater que le moral de la planète était extrêmement bas. J’ai feuilleté leurs archives de presse – et j’ai vu qu’ils s’attendaient à être battus. En fait ils ont été complètement paralysés par la croyance que la Seconde Fondation interviendrait – en faveur de la Première, bien entendu.
— Tout à fait exact, dit Munn. J’y suis demeuré pendant toute la durée de la guerre. J’ai déclaré à Stettin qu’il n’existait pas de Seconde Fondation et il m’a cru. Il se sentait en sécurité. Mais il ne possédait aucun moyen d’obliger le peuple à renoncer subitement à une croyance à laquelle il était demeuré attaché pendant toute son existence, si bien que ce mythe a bien rempli son office dans la partie d’échecs cosmique de Seldon. »
Mais Anthor ouvrit soudainement les yeux et les fixa sardoniquement sur le visage de Munn. « J’affirme que vous mentez ! »
Homir devint livide. « Je ne vois pas la nécessité de supporter, et encore moins de répondre à une accusation de cette nature.
— Je le dis sans la moindre intention de vous offenser personnellement : vous ne pouvez faire autrement que de mentir. Mais vous n’en mentez pas moins. »
Semic posa sa main vieillie sur la manche du jeune homme. « Ne vous emballez pas, mon ami ! »
Anthor le repoussa sans aménité. « Vous mettez ma patience à rude épreuve, tous autant que vous êtes. Je n’ai pas vu cet homme plus d’une douzaine de fois dans ma vie et pourtant je le trouve incroyablement changé. Vous le connaissez depuis des années, et néanmoins vous n’avez rien remarqué. Il y a de quoi vous rendre fou. Vous prétendez que cet homme dont vous écoutez sans broncher les discours s’appelle Homir Munn ? Ce n’est pas le Homir Munn que j’ai connu. »
Mouvements divers, tumulte par-dessus lequel on entendit la voix de Munn qui criait : « Vous me traitez d’imposteur ?
— Peut-être pas dans le sens ordinaire, hurla Anthor au-dessus du vacarme, mais un imposteur néanmoins. Silence, je vous prie. Je demande à être entendu ! »
Il les fusillait du regard et il finit par obtenir le silence :
« En est-il parmi vous qui se souviennent comme moi de Homir Munn – ce bibliothécaire timide qui ne parlait jamais de sa personne sans un embarras évident ; ce personnage à la voix tendue et nerveuse qui bégayait en prononçant des phrases incertaines ? Dites-moi franchement, est-ce que cet homme lui ressemble ? Il est discret, assuré, plein de théories et, par l’Espace, il ne bégaie pas plus que vous ni moi. S’agit-il réellement de la même personne ? »
Munn lui-même parut confus et Anthor poursuivit : « Eh bien, allons-nous le mettre à l’épreuve ?
— Comment ? s’enquit Darell.
— Vous me demandez comment ? La méthode est évidente. Vous possédez ses enregistrements encéphalographiques d’il y a dix mois, n’est-ce pas ? Soumettez-le à un nouvel examen et nous comparerons. » Il braqua son index sur le bibliothécaire assombri et dit avec violence : « Qu’il ose refuser de se soumettre à l’analyse !
— Je ne fais pas d’objection, répondit Munn sur un ton de défi. Je suis l’homme que j’ai toujours été.
— Comment pourriez-vous le savoir ? dit Anthor avec dédain. J’irai plus loin. Je ne me fie à aucun membre de l’assistance. Je demande que chacun se soumette à une nouvelle analyse ! Une guerre vient de finir. Munn a séjourné sur Kalgan. Turbor a parcouru toutes les zones de guerre à bord d’un astronef. Darell et Semic ont été absents également… où ont-ils été ? Je n’en ai pas la moindre idée. Et, pour jouer le jeu, je me soumettrai également à l’examen. Sommes-nous d’accord ? Ou devrons-nous nous séparer et poursuivre notre route chacun de notre côté ? »
Turbor haussa les épaules. « Aucune objection !
— J’ai déjà donné mon accord », dit Munn.
Semic leva la main en signe de silencieux assentiment, et Anthor attendit la réaction de Darell. Finalement, celui-ci hocha la tête.
« Examinez-moi le premier », dit Anthor.
Les aiguilles traçaient leurs délicats serpentins sur le papier quadrillé, et le jeune neurologue était étendu immobile sur la couchette, les yeux fermés, plongé dans une obscure méditation. Darell tira du classeur le dossier contenant l’ancien enregistrement encéphalographique et le montra à Anthor.
« C’est bien votre schéma ?
— Oui, oui, c’est bien lui. Faites la comparaison. »
Sur l’écran, apparurent l’ancien et le nouvel encéphalogramme. Les six courbes des différents enregistrements se trouvaient réunies, et, dans l’obscurité, la voix de Munn retentit avec une brutale netteté.
« Eh bien, regardez ici, j’aperçois un changement.
— Ce sont là des ondes primaires issues du lobe frontal. Ces oscillations supplémentaires n’ont aucune signification et traduisent simplement la colère. Ce sont les autres qui comptent. »
Il actionna un bouton et les six paires coïncidèrent les unes avec les autres. Seule l’amplitude plus grande des primaires provoqua un dédoublement.
« Satisfait ? « demanda Anthor.
Darell inclina brièvement la tête et s’étendit lui-même sur le siège. Puis ce fut le tour de Semic, suivi par Turbor.
Les diagrammes furent recueillis dans le silence, puis comparés.
Munn fut le dernier à prendre place. Il hésita une fraction de seconde, puis, avec une note de désespoir dans la voix, il dit : « Il faudra tenir compte du fait que je passe le dernier et que j’éprouve un certain énervement.
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