Le Seigneur Stettin écumait de rage et de dépit. Voir toutes ses armes se briser entre ses mains, sentir la toile robuste de sa puissance militaire se décomposer entre ses doigts, n’y avait-il pas de quoi tourner en lave brûlante le flegme le plus imperturbable ? Pourtant son impuissance était totale et il ne l’ignorait pas.
Il n’avait pratiquement pas dormi depuis des semaines. Il ne s’était pas rasé depuis trois jours. Il avait annulé toutes ses audiences. Ses amiraux étaient abandonnés à eux-mêmes, et nul mieux que le Seigneur de Kalgan ne savait qu’il suffirait de bien peu de temps et de fort peu de défaites nouvelles pour susciter dans son royaume des soulèvements internes.
La présence de Meirus, le Premier ministre, n’arrangeait pas les choses. Il se tenait debout, calme et vieux jusqu’à l’l’indécence, avec ses doigts minces et nerveux qui tapotaient, comme toujours, le pli qui lui barrait le visage, de la racine du nez à la pointe du menton.
« Eh bien, hurlait Stettin à son adresse, faites quelque chose ! Nous voilà battus, comprenez-vous ? Battus ! Et pourquoi ? Je n’en sais rien ! Voilà ! Je ne sais pas. Vous la connaissez, vous, la raison de notre défaite ?
— Je le crois, dit Meirus sans se départir de son calme.
— Trahison ! » Il avait prononcé le mot à voix basse et ceux qui suivirent furent proférés sur le même ton. « Vous connaissiez la trahison et vous êtes demeuré coi. Vous avez servi l’imbécile qui fut avant moi Premier Citoyen et vous vous préparez à servir le rat pesteux qui prendra ma succession. Si je trouve la preuve de votre félonie, je vous arracherai les entrailles et je les ferai brûler sous vos propres yeux. »
Meirus demeura impassible. « J’ai tenté, non pas une fois, mais à maintes reprises, de vous faire partager mes doutes. J’ai corné mes avertissements à vos oreilles, mais vous avez préféré suivre les conseils des autres, parce qu’ils flattaient davantage votre vanité. Les événements ont dépasse mes craintes et de fort loin. S’il ne vous plaît pas de m’écouter à présent, Monsieur, veuillez me le dire et je m’effacerai. Le moment venu, je traiterai avec votre successeur, dont le premier acte sera, je n’en doute pas, de signer la paix. »
Stettin le fixait de ses yeux injectés de sang, serrant et desserrant lentement ses énormes poings.
« Eh bien, parlez, espèce de limace grise ! Parlez !
— Je vous ai souvent répété, Monsieur, que vous n’étiez pas le Mulet. Vous pouvez diriger des astronefs et des canons, mais pas l’esprit de vos sujets. Savez-vous, Monsieur, quel est l’ennemi que vous combattez ? La Fondation, qui n’a jamais été vaincue – la Fondation qui est protégée par le Plan Seldon – la Fondation qui est destinée à fonder un nouvel Empire.
— Il n’y a plus de Plan. C’est Munn qui l’affirme !
— Alors, c’est Munn qui se trompe. Et même à supposer qu’il ait raison… Vous et moi, Monsieur, nous ne sommes pas le peuple. Les hommes et les femmes de Kalgan, comme les populations satellites, professent une foi profonde dans le Plan Seldon, de même que tous ceux qui habitent cette région de la Galaxie. Quatre cents ans d’expérience historique nous ont appris que la Fondation ne peut pas être battue. Ni les Royaumes, ni les Seigneurs de la Guerre, ni le vieil Empire Galactique lui-même, ne sont parvenus à la vaincre.
— Le Mulet, si !
— Exactement, parce qu’il échappait aux calculs – ce qui n’est pas votre cas. Ce qui est pis, les gens ne l’ignorent pas. Aussi, lorsque vos astronefs vont à la bataille, craignent-ils que la défaite ne leur soit infligée par quelque voie mystérieuse. La toile immatérielle du Plan, au-dessus de leurs têtes, plane et les rend timides, si bien qu’au moment de l’attaque, ils réfléchissent un peu trop longtemps. Dans le camp adverse, au contraire, ce même tissu impondérable remplit l’ennemi de confiance, chasse la crainte, maintient le moral lors des premières défaites. Pourquoi pas ? La Fondation a toujours subi des revers au cours des premières escarmouches, et finalement remporté la victoire.
« Que dire de votre propre moral, Monsieur ? Vous occupez partout des territoires ennemis. Vos propres dominions sont intacts ; ils ne sont pas en danger d’être envahis – et pourtant vous vous sentez vaincu. Vous ne croyez même pas à la moindre possibilité de victoire, car vous savez parfaitement qu’il n’en existe pas.
« Inclinez-vous donc, si vous ne voulez pas être contraint par la force de vous agenouiller ! Pliez volontairement et vous aurez quelque chance de sauver les restes. Vous vous êtes appuyé sur le métal et la puissance, et ils vous ont accordé un soutien à leur mesure. Vous n’avez pas tenu compte de l’esprit et du moral et ils vous ont trahi. Maintenant, suivez mon conseil. Homir Munn, cet homme de la Fondation, est entre vos mains. Libérez-le. Renvoyez-le sur Terminus avec des propositions de paix. »
Stettin grinçait des dents derrière ses lèvres pâles. Mais il n’avait pas le choix.
Homir quitta Kalgan le jour du Nouvel An. Plus de six mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté Terminus, et durant cet intervalle, une guerre s’était déchaînée, puis apaisée. Il était venu seul, mais il repartait sous escorte. Il était venu en simple particulier ; il repartait en qualité d’ambassadeur, officieux sans doute, mais revêtu néanmoins de pleins pouvoirs.
Et ce qui avait le plus changé en lui, c’était son ancienne inquiétude au sujet de la Seconde Fondation. Il riait rien que d’y penser ; et il se représentait déjà, avec un luxe de détails, le spectacle de la révélation qu’il allait faire au Dr Darell, à ce jeune Anthor, si compétent et si énergique… à tous…
Car il savait. Lui, Homir Munn, avait finalement découvert la vérité.
Les deux derniers mois de la guerre stettinienne s’écoulèrent rapidement pour Homir. Dans son rôle de médiateur extraordinaire, il était devenu le centre des affaires interstellaires, fonction qu’il ne pouvait s’empêcher de trouver des plus plaisantes.
Au cours de cette période, n’eut lieu aucune bataille rangée – à peine quelques escarmouches dues à des rencontres accidentelles de patrouilles – et l’on forgea les termes du traité, avec fort peu de concessions de la part de la Fondation. Stettin conserva son poste, mais guère autre chose. Sa flotte fut démantelée ; ses possessions extérieures rendues à leur autonomie ; et un plébiscite fut organisé, qui donnait aux électeurs le choix entre un retour au statut précédent, la pleine indépendance, ou la confédération dans le sein de la Fondation.
Le document scellant officiellement la fin de la guerre fut signé sur un astéroïde appartenant au système stellaire de Terminus, dans le site de la plus ancienne base navale de la Fondation. Lev Meirus était le mandataire de Kalgan, et Homir tenait le rôle de spectateur intéressé.
Pendant toute cette période, il ne vit pas le docteur Darell, ni aucun des autres. Mais cela n’avait guère d’importance. La nouvelle qu’il leur apportait ne moisirait pas pour autant – et, comme toujours, cette pensée amena un sourire sur ses lèvres.
Le docteur Darell rentra sur Terminus quelques semaines après la victoire et, le même soir, sa maison servit de lieu de réunion aux cinq hommes qui, dix mois plus tôt, avaient échafaudé leurs premiers plans.
Le dîner s’écoula, puis vint le moment du dessert, et ils semblaient toujours hésiter à aborder le sujet de leurs anciennes préoccupations.
Ce fut Jole Turbor, un œil fixé sur les profondeurs de son verre de vin, qui dit dans un murmure : « Eh bien, Homir, vous voici devenu un homme d’affaires. Vous vous êtes fort bien tiré de votre mission.
Читать дальше