Sur le barrage de pontons, un sergent français armé d’un porte-voix les héla et leur montra les quais.
— À droite ! À droite ! Un groupe de soldats attendaient près de la jetée, appuyés sur leurs fusils.
Aragon hésita, fit faire une lente spirale au bateau.
— Que faisons-nous à présent, docteur ?
— Il faut entrer dans le port, dit Sanders en haussant les épaules. Nous n’avons aucune raison d’essayer de nous enfuir. Si je veux trouver les Clair, si Louise veut écrire son papier, il faudra bien suivre les directives de l’armée.
Ils approchèrent du quai entre deux péniches de débarquement. Aragon lança le câble aux soldats, puis ils grimpèrent sur le pont de bois et le sergent au porte-voix revint du milieu du barrage.
— Vous avez fait vite, docteur. L’hélicoptère vient juste de vous rattraper. Il montra un petit terrain d’atterrissage près du camp, entre les entrepôts. L’hélicoptère se posait avec un grondement, faisant jaillir une énorme fontaine de poussière.
— Vous saviez que nous venions ? Je croyais que la ligne téléphonique était coupée ?
— Oui, mais nous avons la radio, docteur. Le sergent eut un sourire aimable. Sa bonne humeur détendue contrastait avec la façon dont les militaires traitent habituellement les civils. Pour une fois ce qui se passait dans la forêt proche faisait que les soldats étaient bien heureux de voir des êtres humains, qu’ils fussent ou non en uniforme.
Le sergent salua Louise et Aragon, regarda une feuille de papier.
— Mademoiselle Péret ? Monsieur Aragon ? Voulez-vous venir par ici ? Le capitaine Radek voudrait vous dire un mot, docteur.
— Avec plaisir. Dites-moi, sergent, si vous avez une radio, comment se fait-il que la police de Port Matarre n’ait pas la moindre idée de ce qui se passe ?
— Que se passe-t-il, docteur ? C’est une question que bien des gens tentent de résoudre en ce moment. Quant à la police de Port Matarre, nous lui en disons le moins possible pour son propre bien. Nous n’avons pas la moindre envie que circulent toutes sortes de rumeurs.
Ils se dirigèrent vers une grande baraque métallique, le quartier général du bataillon. Le Dr Sanders jeta un regard en arrière sur le fleuve. Deux jeunes soldats marchaient de long en large sur le barrage, de grands filets à papillons à la main, pêchant méthodiquement dans l’eau qui coulait à travers le grillage suspendu aux pontons. Des bateaux amphibies étaient amarrés au quai en amont du barrage, leurs équipages en éveil. Les deux péniches de débarquement étaient enfoncées dans l’eau, surchargées d’énormes caisses et de ballots, choix fait au hasard de meubles et d’appareils ménagers, réfrigérateurs, climatiseurs, ainsi que des pièces détachées et des armoires de bureau.
En arrivant près du terrain d’atterrissage, le Dr Sanders vit que la piste principale consistait en un tronçon de la grand-route de Port-Matarre à Mont Royal. À 800 mètres de là la route avait été coupée par des rangées de fûts d’essence de 250 litres peints de raies blanches et noires. Au-delà, la forêt montait en pente douce jusqu’aux collines bleues de la région des mines. Un peu plus bas, près du fleuve, les toits blancs de la ville brillaient au soleil au-dessus de la jungle.
Deux autres appareils, des monoplans militaires, étaient garés à l’écart de la piste. Les hélices de l’hélicoptère s’étaient arrêtées, inclinées au-dessus des têtes d’un groupe de quatre ou cinq civils sortant en chancelant de la cabine. Quand il atteignit la porte de la baraque le Dr Sanders reconnut la silhouette en robe noire traversant le terrain poussiéreux.
— Edward ! Louise le retint par le bras. Qui est-ce, là-bas ?
— Le prêtre. Balthus. Sanders se tourna vers le sergent qui lui ouvrait la porte. Que fait-il ici ?
Le sergent observa Sanders un instant sans répondre.
— Sa paroisse est ici, docteur. Près de la ville. Il faut bien que nous le laissions passer.
— Bien sûr. Sanders se calma. Sa forte réaction à l’arrivée du prêtre lui fit comprendre à quel point il s’était déjà identifié avec la forêt. Il montra les civils qui vacillaient encore après leur voyage aérien. Et les autres ?
— Des ingénieurs agronomes. Ils sont arrivés à Port Matarre par hydravion ce matin.
— Cela m’a l’air d’une opération de grande envergure. Avez-vous vu la forêt, sergent ?
— Le capitaine Radek vous donnera toutes les explications, fit le sergent en levant la main. Il fit entrer le Dr Sanders dans un couloir, puis ouvrit la porte d’une petite salle d’attente et fit un signe à Louise et à Aragon. Mademoiselle, asseyez-vous, je vous prie. Je vais vous faire apporter du café.
— Mais, sergent, il faut que je… Louise voulait discuter avec le sergent, mais Sanders posa une main sur son épaule.
— Louise, il vaut mieux que vous attendiez ici. Je vais essayer de découvrir tout ce que je peux sur la situation.
— À tout à l’heure, docteur, fit Aragon avec un signe de la main. Je surveille vos valises.
Le capitaine Radek attendait Sanders dans son bureau. Médecin militaire, il était évidemment fort content de voir arriver un confrère dans le voisinage.
— Asseyez-vous, docteur, je suis heureux de vous voir. D’abord, pour vous tranquilliser, permettez-moi de vous apprendre qu’un groupe d’inspection part pour cette région dans une demi-heure et que j’ai tout arrangé pour que vous alliez avec eux.
— Je vous remercie, capitaine. Et M lle Péret ?
— Je regrette, docteur, c’est impossible. Radek posa ses mains à plat sur le bureau de métal, comme pour tenter de tirer quelque résolution de sa dure surface. C’était un homme de haute taille, mince de stature, avec une certaine faiblesse dans les yeux. Il paraissait fort désireux d’arriver à une entente personnelle avec Sanders, la pression des événements obligeant à se dispenser des préliminaires habituels à l’amitié. Je suis désolé, continua-t-il, mais pour le moment, nous interdisons l’accès de toute cette région aux journalistes. Ce n’est pas moi qui ai pris cette décision, mais je suis sûr que vous la comprendrez. Je devrais peut-être aussi ajouter qu’il y a un certain nombre de choses que je ne puis vous confier, nos opérations dans cette zone, les plans d’évacuation, etc. Mais je serai aussi franc que possible. Le professeur Tatlin est arrivé ce matin directement par avion de Libreville, il est sur les lieux à présent et je suis sûr qu’il sera heureux d’avoir votre opinion.
— Je serai heureux de la donner, mais ce n’est pas exactement ma spécialité.
Radek fit un faible geste de la main, la laissa retomber sur le bureau. Quand il parla, ce fut d’une voix calme, pleine de déférence comme pour épargner les sentiments du médecin.
— Qui sait, docteur ? Il me semble que ce qui se passe là-bas est assez semblable à votre spécialité. En un certain sens, l’une est l’aspect sombre de l’autre. Je pense aux écailles d’argent de la lèpre qui donnent à la maladie son nom. Il se redressa. Dites-moi, avez-vous vu des objets cristallisés ?
— Oui, des fleurs et des feuilles. Sanders décida de ne point faire mention du noyé du matin. Aussi franc et aimable que parût être le jeune médecin militaire, Sanders voulait avant tout arriver dans la jungle. S’ils le soupçonnaient de la plus infime complicité dans la mort de Matthieu, il pourrait fort bien se retrouver retenu par des enquêtes militaires sans fin. Le marché indigène en est plein, continua-t-il, ils les vendent comme bibelots, comme curiosités.
— Cela fait bien un an que cela dure, fit Radek avec un signe de tête. D’abord, c’était des bijoux bon marché, des petites sculptures, des objets sacrés. Récemment, il s’en est fait tout un commerce ici. Les indigènes emportaient des petites sculptures sans valeur dans la zone active, les y laissaient pendant la nuit et revenaient les prendre le lendemain. Malheureusement, une partie des objets, les bijoux en particulier, ont tendance à se dissoudre.
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