— Vous n’éprouvez aucun ressentiment, du fait de mon antipathie pour les robots ?
— Du moment qu’elle ne vous empêche pas de travailler avec moi, ni de m’aider à accomplir la tâche que l’on m’a assignée, quelle importance peut-elle avoir ?
Baley en resta interloqué, et il répliqua, agressivement :
— A la bonne heure ! J’ai donc passé avec succès l’examen ! Eh bien, parlons un peu de vous, maintenant ! Qu’est-ce qui vous qualifie pour faire le métier de détective ?
— Je ne vous comprends pas.
— Vous avez été dessiné et construit pour rassembler des renseignements. Vous êtes un sosie d’homme, chargé de fournir aux Spaciens des éléments précis sur la vie des Terriens.
— N’est-ce pas un bon début, pour un enquêteur, Elijah, que de rassembler des renseignements ?
— Un début, peut-être. Mais une enquête exige bien autre chose que cela.
— J’en suis convaincu. Et c’est pourquoi on a procédé à un réglage spécial de mes circuits.
— Ah ?… Je serais vraiment curieux d’en connaître les détails, Daneel.
— Rien de plus facile. Je puis vous dire, par exemple, qu’on a particulièrement renforcé, dans mes organes moteurs, le désir de la justice.
— La justice ! s’écria Baley.
Sa réaction fut tout d’abord ironique, mais elle fit aussitôt place à une extrême méfiance, qu’il ne se donna même pas la peine de déguiser.
A ce moment, R. Daneel se retourna vivement sur sa chaise et regarda vers la porte.
— Quelqu’un vient ! dit-il.
C’était exact, car la porte s’ouvrit, et Jessie, pâle et les lèvres pincées, entra, à la vive surprise de Baley.
— Par exemple, Jessie, s’écria-t-il. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle s’arrêta sur le seuil, et évita le regard de son mari.
— Je m’excuse, murmura-t-elle. Il fallait que je rentre…
— Et où est Bentley ?
— Il va passer la nuit au Foyer du jeune homme.
— Pourquoi donc ? Je ne t’avais pas dit de faire ça !
Tu m’avais dit que ton associé coucherait ici, et j’ai pensé qu’il aurait besoin de la chambre de Bentley.
— Ce n’était pas nécessaire, Jessie, dit R. Daneel.
Elle leva les yeux vers lui et le dévisagea longuement. Baley baissa la tête et contempla ses ongles ; il sentit un irrésistible malaise l’envahir, à la pensée de ce qui allait suivre, de ce qu’il ne pouvait d’aucune manière empêcher. Dans le silence oppressant qui suivit, le sang lui monta au visage, ses tempes battirent très fort, et finalement il entendit, lointaine et comme tamisée par d’épaisses couches d’isolant, la voix de sa femme qui disait :
— Je crois que vous êtes un robot, Daneel.
Et R. Daneel lui répondit, toujours aussi calmement :
— Je le suis, en effet, Jessie.
6
Murmures dans une chambre à coucher
Sur les sommets les plus élevés de quelques immeubles – les plus luxueux – de la cité, se trouvent les solariums naturels ; ils sont recouverts d’un toit de quartz qui interdit à l’air d’y pénétrer librement, mais laisse passer les rayons du soleil, et un second toit métallique et mobile permet de les fermer entièrement à la lumière du jour. C’est là que les femmes et les filles des principaux dirigeants de la ville peuvent venir se bronzer. C’est là, et là seulement que, chaque soir, se produit un fait exceptionnel : la nuit tombe.
Dans le reste de la ville (y compris les solariums de lumière artificielle, où des millions d’individus peuvent, pendant des périodes strictement limitées, s’exposer de temps en temps aux feux de lampes à arcs), il n’y a que des cycles arbitraires d’heures.
L’activité de la cité pourrait facilement se poursuivre, soit au régime de trois tranches de huit heures, soit à celui de quatre tranches de six heures, qu’il fasse « nuit » ou « jour ». La lumière, comme le travail, pourrait ne jamais cesser. Il y a d’ailleurs en permanence des réformateurs qui, périodiquement, préconisent ce mode d’existence, dans l’intérêt de l’économie et du rendement. Mais leurs propositions ne sont jamais acceptées.
La plupart des anciennes habitudes auxquelles était attachée la société terrestre avait dû être sacrifiée, dans l’intérêt de cette économie et de ce rendement : ainsi en avait-il été de l’espace vital, de l’intimité du foyer et même d’une bonne partie de la liberté d’action. C’étaient pourtant là les fruits d’une civilisation dix fois millénaire.
En revanche, l’habitude qu’a prise l’homme de dormir la nuit est aussi vieille que l’humanité : un million d’années sans doute. Il n’est donc pas facile d’y renoncer. Aussi, quoique la venue du soir ne soit pas visible, les lumières des appartements s’éteignent à mesure que la soirée s’avance, et le pouls de la Cité semble presque cesser de battre. Certes, aucun phénomène cosmique ne permet de distinguer minuit de midi, dans les avenues entièrement closes de l’immense ville ; et cependant la population observe scrupuleusement les divisions arbitraires que lui imposent silencieusement les aiguilles de la montre. Et, quand vient la « nuit », l’express se vide, le vacarme de la vie cesse, et l’immense foule qui circulait dans les colossales artères disparait : New York repose, invisible au sein de la Terre, et ses habitants dorment.
Cependant Elijah Baley ne dormait pas. Il était sans doute couché dans son lit, et aucune lumière ne brillait dans son appartement, mais cela ne suffisait pas à faire venir le sommeil. Jessie était étendue près de lui, immobile dans l’ombre. Il ne l’avait ni entendue ni sentie faire le moindre mouvement. Enfin, de l’autre côté du mur, R. Daneel Olivaw se tenait… Comment ? Baley se le demanda : était-il debout, assis ou couché ?…
Il murmura : « Jessie ! » et répéta peu après : « Jessie ! »
Elle remua légèrement sous le drap, et répondit :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Jessie, ne rends pas ma tâche encore plus difficile !
— Tu aurais au moins pu me prévenir !
— Comment l’aurais-je fait ? J’en avais l’intention, mais je ne disposais d’aucun moyen… Jessie !…
— Chut !…
Baley baissa de nouveau la voix :
— Comment as-tu découvert la vérité ? Ne veux-tu pas le dire ?
Elle se tourna vers lui. Malgré l’obscurité, il sentit le regard de sa femme posé sur lui.
— Lije, fit-elle d’une voix à peine plus audible qu’un souffle d’air, peut-elle nous entendre ?… cette… chose… ?
— Pas si nous parlons très bas.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Peut-être a-t-il des oreilles spéciales pour entendre les moindres sons. Les robots spaciens peuvent faire toutes sortes de choses !…
Baley le savait bien. La propagande prorobot ne cessait jamais d’insister sur les miraculeuses capacités des robots spaciens, leur endurance, le développement extraordinaire de leurs sens, et les cent moyens nouveaux par lesquels ils étaient en mesure d’aider l’humanité. Personnellement, Baley estimait que cet argument-là se détruisait lui-même ; car les Terriens haïssaient les robots d’autant plus qu’ils les sentaient supérieurs à eux dans bien des domaines.
— Ce n’est pas le cas pour R. Daneel, réplique-t-il. On en a fait un être humain ; on a voulu qu’il soit accepté et reconnu ici comme tel, et c’est pourquoi il n’a que des sens humains normaux.
— Comment le sais-tu ?
— S’il avait des sens extraordinairement développés, il courrait un grand danger, en risquant de se trahir. Il en ferait trop, il en saurait trop.
— Tu as peut-être raison…
De nouveau le silence s’appesantit entre eux. Une longue minute s’écoula, puis Baley fit une nouvelle tentative.
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