Isaac Asimov - Les cavernes d'acier

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Les cavernes d’acier sont les villes souterraines du futur. Là, bien que privés d’air et de lumière naturels, des millions d’hommes vivent à un rythme étourdissant.
Malgré une civilisation superscientifique et l’apparition de robots intelligents, les passions humaines n’ont pas cessé pour autant et le meurtre n’a pas disparu.
Mais le problème de Lije Baley West pas seulement de retrouver un meurtrier, il est aussi d’y parvenir avant son collègue R. Daneel. R. = Robot, car R. Daneel est un androïde au cerveau électronique ultraperfectionné, créé certes par l’homme, mais qui n’attend peut-être que l’occasion de prendre sa place.

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— Jessie, si tu voulais simplement laisser les choses suivre leur cours, jusqu’à ce que… jusqu’à ce… Ecoute, chérie, ce n’est pas chic d’être fâchée contre moi !

— Fâchée ? Oh ! Lije, que tu es donc bête ! Je ne suis pas fâchée. J’ai peur. Je suis terrifiée !

Elle eut comme un sanglot, et agrippa le col de pyjama de son époux. Ils restèrent un instant enlacés, et la peine croissante de Baley se changea en un souci indéfinissable.

— Mais pourquoi donc, Jessie ? Il n’y a aucune raison pour que tu aies peur. Il est inoffensif, je te le jure !

— Ne peux-tu te débarrasser de lui, Lije ?

— Tu sais bien que non ! C’est une affaire officielle. Comment pourrais-je désobéir aux ordres que j’ai reçus ?

— Quel genre d’affaire, Lije ? Dis-le-moi !

— Vraiment, Jessie, tu me surprends !

Il tendit la main vers la joue de sa femme et la caressa ; elle était mouillée, et il lui essuya soigneusement les yeux, avec la manche de son pyjama.

— Ecoute, lui dit-il tendrement, tu fais l’enfant !

— Dis-leur, à ton service, qu’ils désignent quelqu’un d’autre pour cette affaire, quelle qu’elle soit. Je t’en prie, Lije !

— Jessie, répliqua-t-il plus rudement, tu es la femme d’un policier depuis trop longtemps pour ne pas savoir qu’une mission est une mission…

— Et pourquoi est-ce à toi qu’on l’a confiée ?

— C’est Julius Enderby…

— Ah ! fit-elle en se raidissant dans ses bras. J’aurais dû m’en douter ! Pourquoi ne peux-tu pas dire à Enderby que, pour une fois, il fasse faire cette corvée par quelqu’un d’autre ? Tu es beaucoup trop complaisant, Lije, et voilà le résultat…

— Bon, bon ! murmura-t-il, cherchant à l’apaiser.

Elle se tut, et frissonna. Baley se dit qu’elle ne comprendrait jamais. Julius Enderby avait été un sujet de discussion depuis leurs fiançailles. Enderby était en avance sur Baley de deux classes à l’école d’administration de la ville ; ils s’étaient liés. Quand Baley avait passé le concours et subi les tests, ainsi que la neuroanalyse pour déterminer son aptitude au métier de policier, il avait de nouveau trouvé devant lui Julius Enderby qui était déjà passé détective.

Baley avait suivi Enderby, mais à une distance toujours plus grande. Ce n’était la faute de personne en particulier. Baley possédait bien assez de connaissances et sa puissance au travail était grande ; mais il lui manquait quelque chose que Enderby avait au plus haut point : le don de s’adapter aux rouages compliqués de la machine administrative.

C’était un homme né pour évoluer dans une hiérarchie, et qui se sentait naturellement à l’aise dans une bureaucratie.

Le commissaire principal n’avait rien d’un grand esprit, et Baley le savait bien. Il avait des manies presque enfantines, telles ses crises intermittentes de Médiévalisme outrancier. Mais il savait se montrer souple avec les gens ; il n’offensait personne, recevait avec le sourire les ordres qu’on lui donnait, et commandait avec un judicieux mélange de gentillesse et de fermeté. Il trouvait même le moyen de s’entendre avec les Spaciens ; peut-être se montrait-il trop obséquieux à leur égard. Baley, quant à lui, n’aurait jamais pu discuter avec eux une demi-journée sans finir par se sentir exaspéré ; il en était bien convaincu, quoiqu’il ne les eût pour ainsi dire pas fréquentés. En tout cas, les Spaciens avaient confiance en Julius Enderby, et cela rendait ce fonctionnaire extrêmement précieux pour la ville.

Ce fut ainsi que, dans une administration civile où la souplesse et l’amabilité valaient mieux que de hautes compétences individuelles, Enderby gravit rapidement les échelons de la hiérarchie, et se trouva commissaire principal quand Baley piétinait encore dans la catégorie C. 5. Baley n’en concevait pas d’amertume, mais il était trop sensible pour ne pas déplorer un tel état de choses. Quant à Enderby, il n’oubliait pas leur ancienne amitié, et, à sa manière parfois bizarre, il tentait souvent de compenser ses succès, en faisant de son mieux pour aider Baley.

La mission qu’il lui avait confiée, en lui adjoignant R. Daneel pour associé, en était un exemple. C’était une tâche rude et déplaisante, mais on ne pouvait douter qu’elle pouvait engendrer pour le détective un avancement sensationnel. Le commissaire principal aurait fort bien pu charger quelqu’un d’autre de cette enquête. Ce qu’il avait dit le matin même, au sujet du service personnel qu’il sollicitait, déguisait un peu le fait, mais celui-ci n’en demeurait pas moins patent.

Or, Jessie ne voyait pas les choses sous cet angle. En maintes occasions semblables, elle lui avait déjà dit :

— Tout ça vient de ta stupide manie de vouloir toujours être loyal. Je suis fatiguée d’entendre tout le monde chanter tes louanges à cause de ton merveilleux sens du devoir. Pense donc un peu à toi, de temps en temps ! J’ai remarqué que, quand on parle de nos dirigeants, il n’est jamais question de la loyauté dont ils font preuve !…

Cependant Baley demeurait très éveillé dans son lit, et laissait Jessie se calmer. Il avait besoin de réfléchir. Il lui fallait s’assurer de la justesse de certains soupçons qu’il commençait à avoir. Classant l’un après l’autre bon nombre de petits faits, il en venait lentement à élaborer une thèse.

Soudain Jessie remua légèrement, et, mettant ses lèvres tout contre l’oreille de son mari, elle murmura :

— Lije ? Pourquoi ne donnes-tu pas ta démission ?

— Ne dis pas de bêtises !

— Pourquoi pas ? reprit-elle, insistant ardemment. De cette façon, tu peux te débarrasser de cet horrible robot. Tu n’as qu’à aller trouver Enderby, et lui dire que tu en as assez.

— Non, répliqua-t-il froidement. Je ne peux pas démissionner au milieu d’une importante enquête. Il m’est impossible de remettre le dossier à la disposition de mes chefs quand bon me semble. Si j’agissais ainsi, je serais immédiatement déclassé avec un motif grave.

— Eh bien, tant pis ! Tu referas ton chemin. Tu en es parfaitement capable, Lije ! Il y a une douzaine de postes, dans l’administration, que tu remplirais très bien.

— L’administration ne reprend jamais des gens que l’on a déclassés pour motif grave. Je serais irrémédiablement réduit à faire un travail manuel, et toi aussi, ne l’oublie pas. Bentley perdrait tous les avantages que ma fonction lui vaut actuellement, et ceux dont il bénéficiera plus tard comme fils de fonctionnaire. Jessie, tu ne sais pas ce que cela signifie !

— J’ai lu certains articles sur ce sujet : mais je ne crains pas les conséquences d’une telle décision.

— Tu es folle. Tu es complètement folle !

Baley ne put s’empêcher de frissonner. Une image fulgurante et familière passa devant ses yeux, l’image de son père, s’acheminant, de déchéance en déchéance, vers la mort.

Jessie soupira profondément, et, dans une réaction violente, Baley cessa de se préoccuper d’elle pour penser désespérément à la théorie qu’il essayait de mettre au point. D’un ton sec, il lui dit :

— Jessie, il faut absolument que tu me dises comment tu as découvert que Daneel était un robot. Qu’est-ce qui t’a amenée à penser cela ?

Elle commença à répondre : « Eh bien… », mais s’arrêta net. C’était la troisième fois qu’elle tentait de s’expliquer et qu’elle y renonçait. Il serra fortement dans la sienne la main de son épouse, et reprit d’un ton très pressant :

— Voyons, Jessie, je t’en prie ! Dis-moi ce qui t’effraie !

— J’ai simplement deviné, répondit-elle.

— Non, Jessie. Rien ne pouvait te le faire deviner. Quand tu as quitté l’appartement, tu ne pensais pas que Daneel était un robot, n’est-ce pas ?

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