Isaac Asimov - Les cavernes d'acier

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Les cavernes d’acier sont les villes souterraines du futur. Là, bien que privés d’air et de lumière naturels, des millions d’hommes vivent à un rythme étourdissant.
Malgré une civilisation superscientifique et l’apparition de robots intelligents, les passions humaines n’ont pas cessé pour autant et le meurtre n’a pas disparu.
Mais le problème de Lije Baley West pas seulement de retrouver un meurtrier, il est aussi d’y parvenir avant son collègue R. Daneel. R. = Robot, car R. Daneel est un androïde au cerveau électronique ultraperfectionné, créé certes par l’homme, mais qui n’attend peut-être que l’occasion de prendre sa place.

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— Il n’y a rien à dire du veau qu’on nous livre, répliqua Jessie en pinçant les lèvres. Et tu vas me faire le plaisir de manger ce qu’on te donne, sans faire de commentaires !

De toute évidence, c’était, une fois encore, du veau synthétique !

Baley prit place à table ; lui aussi, il aurait certainement préféré un autre menu, car le veau synthétique avait non seulement une forte saveur mais encore un arrière-goût prononcé. Mais Jessie lui avait, peu auparavant, expliqué comment se posait pour elle le problème de leur alimentation.

— Comprends-moi bien, Lije, lui avait-elle dit. Je ne peux absolument pas faire autrement. Je vis du matin au soir dans ce quartier, et je ne peux pas m’y créer des ennemis, sinon l’existence deviendrait infernale. On sait que j’étais assistante diététicienne et si, chaque semaine, j’emportais un steak ou du poulet, alors qu’à notre étage personne d’autre que nous, pour ainsi dire, n’a le droit de prendre ses repas chez soi, même le dimanche, tout le monde raconterait que, aux cuisines, il y a des combinaisons pas régulières. On ne cesserait pas de bavarder sur nous et je ne pourrais plus sortir de chez moi, ni même aller aux Toilettes, sans être assaillie de questions : je n’aurais plus la paix. Tels qu’ils sont, le veau et les légumes synthétiques sont d’excellents aliments. Ils représentent une nourriture parfaitement équilibrée, qui s’absorbe et s’assimile sans perte ; ils sont en effet pleins de vitamines, de sels minéraux, et de tout ce qui est nécessaire à n’importe quel organisme. Quant au poulet, nous pouvons en avoir tant que nous voudrons en dînant le mardi au restaurant communautaire.

Baley avait cédé sans difficulté, car il savait que Jessie disait vrai : le premier problème que posait l’existence à New York, c’était de réduire au minimum les causes de friction avec la foule de gens qui vous environnaient de tous côtés. Mais convaincre Bentley était chose plus délicate. En effet, il répliqua :

— Mais j’y pense, maman ! Je n’ai qu’à prendre un ticket de papa et aller dîner au restaurant communautaire ! Ca ne prendra pas plus de temps.

Mais Jessie secoua vigoureusement la tête, et lui dit d’un ton réprobateur :

— Non, non, Bentley ! Tu me surprends beaucoup. Qu’est-ce que les gens diraient, s’ils te voyaient attablé tout seul au restaurant ? Ils penseraient que cela t’ennuie de dîner avec tes parents, ou que ceux-ci t’ont chassé de l’appartement !

— Oh ! fit le garçon. Après tout, ça ne les regarde pas !

— Assez, Bentley ! jeta Lije, non sans nervosité. Fais ce que ta mère te dit et tais-toi.

Bentley haussa les épaules et ne cacha pas son dépit.

Soudain, à l’autre bout de la pièce, R. Daneel demanda :

— Ne trouverez-vous pas indiscret, tous les trois, que je jette un coup d’œil à ces livres filmés, que vous avez là ?

— Mais c’est tout naturel ! s’écria Bentley, en se levant aussitôt de table, et en manifestant le plus vif intérêt. Ils sont à moi ; j’ai obtenu au collège une autorisation spéciale pour les emporter de la bibliothèque. Je vais vous passer mon appareil de lecture. Il est très bon : c’est papa qui me l’a donné pour ma fête.

Il l’apporta à R. Daneel et lui demanda :

— Est-ce que les robots vous intéressent, monsieur Olivaw ?

Baley laissa tomber sa cuiller et se baissa pour la ramasser.

— Oui, Bentley, répondit R. Daneel. Ils m’intéressent beaucoup.

— Alors, vous allez aimer ces livres filmés, car ils ont tous pour sujet les robots. J’ai une dissertation à faire là-dessus et c’est pour ça que je me documente ; c’est un sujet très compliqué, ajouta-t-il d’un air important. Personnellement, moi, je n’aime pas les robots.

— Assieds-toi, Bentley, lui cria son père, navré. N’ennuie pas M. Olivaw.

— Oh ! il ne m’ennuie pas du tout, Elijah ! J’aimerais te parler de ce problème une autre fois, Bentley, ajouta-t-il. Mais, ce soir, ton père et moi, nous serons très occupés.

— Merci beaucoup, monsieur Olivaw ! dit Bentley en reprenant place à table.

Il jeta vers sa mère un regard boudeur, et se mit en devoir d’attaquer la nourriture rose et friable dénommée veau synthétique.

Et Baley songea à ces « occupations », auxquelles R. Daneel venait de faire allusion. D’un seul coup, il se souvint de sa mission et du Spacien assassiné à Spacetown. Depuis plusieurs heures, il avait été tellement absorbé par ses préoccupations personnelles qu’il en avait oublié le meurtre.

5

Analyse d’un meurtre

Jessie prit congé d’eux. Elle portait un chapeau très simple et une jaquette en kératofibre.

— Excusez-moi de vous quitter, monsieur Olivaw, dit-elle, mais je sais que vous avez beaucoup à parler tous les deux.

Elle poussa son fils devant elle vers la porte.

— Quand comptes-tu rentrer, Jessie ? demanda Baley.

— Eh bien… fit-elle en hésitant un peu. Quand désires-tu me voir revenir ?

— Oh ! ce n’est pas la peine de passer la nuit dehors ! Reviens comme d’habitude, vers minuit.

Il jeta un regard interrogateur à R. Daneel, qui acquiesça d’un signe de tête et dit à Jessie :

— Je suis désolé de vous faire partir, Jessie.

— Oh ! ne vous tracassez pas pour ça, monsieur Olivaw ! répliqua-t-elle. Ce n’est pas à cause de vous que je sors ; j’ai toutes les semaines une réunion de jeunes filles dont je m’occupe, et elle a justement lieu ce soir. Allons, viens, Ben !

Mais le garçon ne voulait rien entendre, et il maugréa :

— Je voudrais bien savoir pourquoi il faut que j’y aille ! Je ne les dérangerai pas si je reste ! Ah, la barbe !

— Allons, ça suffit maintenant ! Fais ce que je te dis !

— Alors, emmène-moi au moins avec toi !

— Non. Moi, je vais avec des amies, et toi, tu vas retrouver…

La porte se referma sur eux.

Le moment fatidique était enfin venu, ce moment que Baley n’avait cessé de retarder ; il avait commencé par vouloir examiner le robot et se rendre compte de ce qu’il était ; puis il y avait eu le retour à l’appartement, et enfin le dîner. Mais, maintenant que tout était terminé, il n’y avait plus moyen de retarder l’échéance. Il fallait enfin aborder le problème du meurtre, des complications interstellaires, et de tout ce qui pouvait en résulter pour lui-même, soit un avancement, soit une disgrâce. Le pire, c’était qu’il ne voyait aucun autre moyen d’attaquer le problème qu’en cherchant une aide auprès du robot lui-même. Il tambourina nerveusement sur la table, que Jessie n’avait pas repliée contre le mur.

— Sommes-nous sûrs de ne pas être entendus ? dit R. Daneel.

Baley le regarda, très surpris, et répliqua :

— Personne ne se permettrait de chercher à voir ou à entendre ce qui se passe dans l’appartement d’autrui !

— Ah ! On n’a donc pas l’habitude d’écouter aux portes ?

— Non, Daneel. Cela ne se fait pas… pas plus qu’on ne regarde dans l’assiette des gens quand ils mangent…

— Pas plus qu’on ne commet d’assassinats ?

— Comment ?

— Oui. C’est contraire à vos usages de tuer, n’est-ce pas, Elijah ?

Baley sentit la colère le gagner.

— Ecoutez-moi bien, R. Daneel ! dit-il en insistant sur le « R ». Si nous devons mener cette enquête en associés, je vous prierai de renoncer à l’arrogance habituelle des Spaciens. Vous n’avez pas été conçu pour ça, souvenez-vous-en !

— Excusez-moi de vous avoir blessé, Elijah, car je n’en avais nullement l’intention. Je voulais seulement remarquer que, si les êtres humains sont parfois capables, contrairement aux usages, de tuer, sans doute peuvent-ils aussi se laisser aller à des manquements moins importants, tels que celui d’écouter aux portes.

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