Et je voyais aussi, comme je l’avais déjà vue chez d’autres, l’image de moi que renvoyait le psychisme de Noïm : un Kinnal Darival beaucoup plus noble que je ne le connaissais. Combien il m’idéalisait ! J’étais tout ce qu’il espérait être, un homme d’action et de valeur, un manieur de pouvoir, un ennemi de la frivolité, un pratiquant de la plus sévère discipline intérieure. Cependant, cette image portait les traces d’une couche nouvelle de ternissure, car n’étais-je pas aussi désormais un montreur de soi souillant la Convention qui, non content d’avoir corrompu onze étrangers, entraînait maintenant son frère par le lien dans le même crime ? Et Noïm découvrait également en moi la réelle profondeur de mes sentiments pour Halum, et cette découverte qui confirmait de vieux soupçons altérait une fois de plus son image de moi. Pendant ce temps, je lui montrai comment je l’avais toujours vu – intelligent, habile et vif – et je lui montrai aussi son image de lui et celle du Noïm objectif, pendant qu’il me renvoyait en échange les images de moi qu’il voyait maintenant à côté de celle du Kinnal idéalisé. Ces explorations mutuelles se poursuivirent longtemps. Je pensais que ces échanges étaient d’une grande valeur, car c’était seulement avec Noïm que je pouvais atteindre la profondeur de perspective voulue, de même que lui avec moi : nous avions un grand avantage par rapport à deux étrangers se rencontrant pour la première fois par l’intermédiaire de la drogue de Sumara. Quand l’effet de la prise se mit à s’atténuer, je me sentis épuisé par l’intensité de notre communion, et en même temps ennobli, exalté, transformé.
Mais pas Noïm. Il était prostré et paraissait abattu. Il pouvait à peine lever les yeux sur moi. Son humeur était si sombre que je n’osai pas le troubler et que j’attendis que son état redevienne normal. Finalement, il demanda : « C’est fini ?
— Oui.
— Promets une chose, Kinnal. Tu la promettras ?
— Parle, Noïm.
— Tu ne feras jamais cette chose avec Halum ! C’est promis ? Tu entends, tu le promets, Kinnal ? Jamais ! Jamais ! Jamais ! »
Quelques jours après le départ de Noïm, un sentiment de culpabilité me poussa vers la Chapelle de Pierre. Pour passer le temps en attendant d’être reçu par Jidd, je déambulais le long des allées du sombre édifice, m’inclinant devant les vieux érudits de la Convention, à demi aveugles, qui entretenaient un débat scolastique dans un jardin intérieur, repoussant les purgateurs mineurs et ambitieux qui, me reconnaissant, me priaient d’accepter leurs services. Partout autour de moi se trouvaient les choses des dieux, et je ne parvenais pas à déceler la présence divine. Peut-être Schweiz avait-il rencontré la divinité dans les âmes des autres hommes, mais moi, en néophyte que j’étais, j’avais seulement réussi dans cette expérience à perdre ma foi antérieure. Je savais qu’avec le temps je retrouverais le chemin de la grâce au moyen de cet amour et de cette confiance que j’espérais dispenser aux autres. Mais, pour l’instant, je ne pouvais pas me promener en simple touriste dans cette maison divine entre toutes les maisons divines.
Je fus introduit auprès de Jidd. Je n’avais pas eu de purgation depuis celle qui avait suivi ma première prise de la drogue avec Schweiz. Le petit homme au nez proéminent en fit la remarque au moment de la signature du contrat. J’invoquai les devoirs de ma charge à la justice du port, et il secoua la tête avec un bruit de bouche désapprobateur. « Vous devez en avoir beaucoup à déverser », déclara-t-il. Sans répondre, je m’installai devant son miroir pour examiner le visage étranger qui s’y reflétait. Il me demanda sous quel dieu je me plaçais, et je désignai le dieu des innocents. À cette réponse, il me jeta un curieux regard. Les lumières saintes s’allumèrent. Avec des paroles douces, il me guida vers le semi-état de transe de la confession. Qu’aurais-je pu dire ? Que j’avais ignoré ma promesse et continué à fauter avec n’importe qui ? Je gardai le silence. Jidd insista. Il fit une chose dont je n’avais jamais entendu parler chez un purgateur : il se référa à une purgation antérieure – et il me demanda de parler à nouveau de cette drogue que j’avais avoué précédemment avoir utilisée. Avais-je recommencé à l’absorber ? J’approchai mon visage du miroir, que mon souffle embuait. Oui. Oui. On est un misérable pécheur et on s’est encore montré faible. Puis Jidd me demanda comment je m’étais procuré la drogue, et je répondis que la première fois je l’avais prise avec quelqu’un qui l’avait achetée à un homme revenant de Sumara Borthan. Et quel était, s’enquit Jidd, le nom de cette personne ? C’était de sa part une manœuvre maladroite : je fus immédiatement sur mes gardes. Il m’apparaissait que la question de Jidd allait au-delà des nécessités de la purgation et ne concernait pas ma situation présente. Je refusai donc de lui fournir le nom de Schweiz, ce qui m’attira une remarque un peu acerbe : avais-je peur qu’il ne trahisse le secret du rituel ?
Je m’interrogeai : le craignais-je effectivement ? En de rares occasions, j’avais caché des choses à mes purgateurs, mais c’était par honte et non par peur d’une trahison. J’étais naïf et je jugeais la morale d’une maison divine au-dessus de tout soupçon. Mais maintenant c’était Jidd lui-même qui implantait le soupçon en moi, et à travers lui c’était sur toute sa confrérie qu’il retombait. Pourquoi voulait-il savoir ? Quelle information recherchait-il ? Qu’avais-je à gagner, ou lui, à la révélation de la source de la drogue ? Je répliquai avec raideur : « On cherche le pardon pour soi seul, et comment le fait de révéler ce nom pourrait-il l’apporter ? Que l’autre personne fasse sa propre confession. » Mais, bien sûr, il n’y avait aucune chance que Schweiz ait recours aux offices d’un purgateur ; donc ce n’étaient là que des mots en l’air. Cette purgation n’avait plus aucune valeur ; ce n’était qu’un simulacre. « Si vous voulez que les dieux vous donnent la paix, reprit Jidd, il vous faut parler pleinement de ce que renferme votre âme. » Comment l’aurais-je pu ? Confesser que j’avais corrompu onze de mes semblables ? Je n’avais pas besoin du pardon de Jidd. Je n’avais pas foi en sa bonne volonté. Je me levai brusquement, en vacillant. « On ne se sent pas prêt pour la purgation aujourd’hui, déclarai-je. On doit examiner son âme plus en détail. » Je me dirigeai vers la porte. Jidd, perplexe, regarda l’argent que je lui avais donné. « Mais les honoraires ? » fit-il. Je lui dis qu’il pouvait les garder.
Les jours devinrent comme autant de pièces vides séparant un voyage avec la drogue d’un autre. Je devenais désœuvré, détaché de mes responsabilités, insensible à ce qui m’entourait, ne vivant que dans l’attente de la prochaine communion. Le monde réel s’effritait ; je perdais tout intérêt envers le plaisir physique, le vin, la nourriture, mes fonctions publiques : tout cela était pour moi comme un paysage d’ombres. Peut-être prenais-je trop fréquemment la drogue. Je perdais du poids et je vivais au milieu d’un halo perpétuel de lumière blanche et floue. J’avais du mal à dormir, et je m’agitais sans cesse sur mon lit, cloué au matelas par l’humidité de l’air tropical, les yeux douloureux et les paupières cuisantes. J’étais fatigué le jour et ne trouvais pas le repos la nuit. Il était rare que j’adresse la parole à Loïmel, plus rare encore que je la touche, et, d’ailleurs, je ne touchais presque plus aucune femme. Un jour, je m’endormis à table en déjeunant avec Halum. Je scandalisai le juge suprême en répondant à l’une de ses questions par une phrase commençant par : « Il me semble… » Le vieux Segvord Helalam me dit que j’avais l’air malade et que je devrais aller à la chasse avec mes fils dans les Terres Arides. Mais en fait la drogue avait le pouvoir de me maintenir en vie. Je continuais à faire de nouveaux adeptes, et le contact était plus facile désormais, car souvent ils m’étaient amenés par ceux qui avaient déjà fait l’expérience du voyage intérieur. C’était une bizarre collectivité : deux ducs, un marquis, une prostituée, un gardien des Archives royales, un capitaine marin de Glin, la maîtresse d’un septarque, un directeur de la Banque Commerciale et Maritime de Manneran, un poète, un homme de loi de Velis venu ici pour rencontrer le capitaine Khrisch, et bien d’autres. Le cercle des montreurs de soi s’agrandissait. Mon stock de drogue était presque épuisé, mais on parlait maintenant parmi mes nouveaux amis d’organiser une seconde expédition vers Sumara Borthan. À cette époque, nous étions une cinquantaine. Le changement devenait contagieux ; il y avait une épidémie à Manneran.
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