— Je ne le pense pas. Ce qui me chiffonne, c’est de n’être pas libre de participer à l’atterrissage. J’aimerais apprendre comment ça se passe. Je ne veux pas être emprisonné et tenu à l’écart des événements.
— Vous avez découvert, camarade Elijah, que la nature des événements ne convient pas à votre tempérament.
— Et comment vais-je surmonter ça, Daneel ? Ce n’est pas une raison suffisante pour me garder ici !
— Camarade Elijah, je vous ai déjà expliqué que vous êtes gardé ici pour votre propre sécurité. Baley secoua la tête d’un air nettement écœuré.
— J’y ai réfléchi et je trouve ça ridicule. Mes chances d’éclaircir cette regrettable affaire sont déjà si minces, avec toutes les restrictions qu’on m’impose et avec la difficulté que je vais avoir à comprendre quoi que ce soit d’Aurora, qu’il me semble qu’aucune personne de bon sens ne devrait se donner le mal d’essayer de me retenir. Et si on essaie, pourquoi prendre la peine de m’attaquer personnellement ? Pourquoi ne pas saboter le vaisseau ? Si nous imaginons que nous affrontons une horde de malfrats qui estiment que tous les coups sont permis, ils devraient se dire qu’un vaisseau est un prix bien léger à payer, un vaisseau et tous ceux qui sont à bord, bien sûr, Giskard et toi, et moi bien entendu !
— Cela a été envisagé, camarade Elijah. Le vaisseau a été soigneusement étudié et examiné. La moindre trace de sabotage aurait été détectée.
— En es-tu certain ? Sûr à cent pour cent ?
— Il est impossible d’être absolument certain de ce genre de chose. Cependant, Giskard et moi avons été rassurés par la pensée que la certitude était très élevée et que l’on pouvait partir avec un risque infime de catastrophe.
— Et si vous vous trompiez ?
Quelque chose de semblable à un vague signe d’inquiétude passa sur la figure de Daneel, comme s’il pensait qu’on lui demandait de considérer un sujet allant à l’encontre du bon fonctionnement des circuits positroniques de son cerveau. Il répliqua :
— Mais nous ne nous sommes pas trompés.
— Tu ne peux pas encore l’affirmer. Nous allons bientôt atterrir et c’est le moment le plus dangereux. En fait, à ce stade, il n’est pas besoin de saboter le vaisseau. Mon danger personnel est plus grand maintenant, en ce moment même. Je ne peux pas rester caché dans cette cabine, si je dois débarquer à Aurora. Je vais devoir traverser le vaisseau et être à la portée de tous les autres. As-tu pris des précautions pour assurer la sécurité de l’atterrissage ?
(Baley savait qu’il était mesquin, en s’attaquant inutilement à Daneel pour la simple raison que son long emprisonnement l’exaspérait… et à cause de l’indignité de son instant de défaillance.)
Mais Daneel répondit calmement :
— Nous en avons pris, camarade Elijah. Et, incidemment, nous avons atterri. Nous sommes en ce moment posés sur la surface d’Aurora.
Baley fut tout à fait ahuri. Il se retourna vivement de tous côtés mais, naturellement, il n’y avait rien à voir que les parois de la cabine. Il n’avait rien senti, rien entendu, rien de ce que Daneel avait décrit. Pas la moindre accélération, pas de chaleur, pas de sifflement du vent… A moins que Daneel n’ait volontairement abordé le sujet du danger personnel qu’il courait, afin de le détourner d’autres questions inquiétantes mais sans importance ?
— Et pourtant, insista Baley, il y a encore la question du débarquement. Comment vais-je descendre sans m’exposer à des ennemis possibles ?
Daneel s’approcha d’une paroi et toucha un endroit précis. Aussitôt, la paroi se fendit en deux et les deux moitiés s’écartèrent. Baley vit devant lui un long cylindre, un tunnel.
Giskard entra alors dans la cabine par l’autre porte et annonça :
— Nous allons passer tous les trois par le tube de sortie, monsieur. D’autres personnes le surveillent de l’extérieur. A l’autre extrémité du tube, le Dr Fastolfe attend.
— Nous avons pris toutes les précautions, déclara Daneel.
— Je te demande pardon, Daneel, marmonna Baley. A Giskard aussi.
La mine sombre, il s’engagea dans le tube de sortie. Tous les efforts pour le rassurer, pour lui dire que toutes les précautions avaient été prises, l’assuraient aussi que ces précautions étaient jugées nécessaires.
Baley aimait à croire qu’il n’était pas un lâche mais il se trouvait sur une planète inconnue, sans aucun moyen de distinguer l’ami de l’ennemi, sans la moindre possibilité de trouver un réconfort dans des choses familières (à l’exception de Daneel, bien entendu). Dans des moments vitaux, pensa-t-il avec un frisson, il se trouverait sans protection pour l’entourer de sa chaleur et le soulager.
Le Dr Fastolfe, tout souriant, attendait en effet. Il était grand et mince, avec des cheveux châtain clair un peu clairsemés et, bien sûr, il y avait ses oreilles. C’était elles que Baley se rappelait, après trois ans. De grandes oreilles décollées qui donnaient à l’homme un air vaguement comique, une laideur assez plaisante. Elles firent sourire Baley, plus que l’aimable accueil de Fastolfe.
Il se demanda si la technologie médicale auroraine ne s’étendait pas à la petite chirurgie plastique susceptible de rectifier l’aspect déconcertant de ces oreilles… mais il était possible que Fastolfe les aimât ainsi, tout comme elles plaisaient assez à Baley (à son propre étonnement). Que pouvait-on reprocher à une figure qui faisait sourire ?
Peut-être Fastolfe aimait-il plaire au premier abord. A moins qu’il juge utile d’être sous-estimé ? Ou simplement différent ?
— Inspecteur Elijah Baley, dit Fastolfe. Je me souviens très bien de vous, même si je persiste à penser à vous en vous donnant la figure de l’acteur qui vous a incarné.
Baley perdit son sourire.
— Cette dramatique de l’Hyperonde me poursuit, docteur Fastolfe. Si je savais où aller pour y échapper…
— Nulle part, déclara cordialement Fastolfe. Alors si ça ne vous plaît pas, nous allons l’éliminer tout de suite de nos conversations. Je n’en parlerai plus. D’accord ?
— Merci, dit Baley et, avec une brusquerie voulue, il tendit la main droite.
Fastolfe hésita visiblement. Puis il prit la main offerte, la tint un petit moment, pas très longtemps, et dit :
— Je préfère supposer que vous n’êtes pas un sac d’infection ambulant, monsieur Baley. (Sur quoi, contemplant ses propres mains, il ajouta comme à regret :) Je dois avouer, cependant, que mes mains ont été traitées avec une pellicule inerte qui n’est pas particulièrement confortable. Je suis un homme qui partage les craintes irrationnelles de ma société.
Baley haussa les épaules.
— Comme nous tous. Je redoute un peu d’être à l’Extérieur, c’est-à-dire en plein air. A ce propos, je n’aime guère venir à Aurora dans les circonstances présentes.
— Je le comprends fort bien, monsieur Baley. J’ai là une voiture fermée qui vous attend et, quand nous serons chez moi, nous ferons tout notre possible pour vous garder à l’intérieur.
— Merci, mais au cours de mon séjour à Aurora, je pense qu’il me sera nécessaire de retourner dehors à l’occasion. Je m’y suis préparé, au mieux de mes possibilités.
— Je comprends, mais nous ne vous infligerons l’Extérieur que lorsque ce sera indispensable. Ce n’est pas le cas en ce moment, alors, je vous en prie, acceptez d’être enfermé.
La voiture attendait dans l’ombre du tunnel et il y eut à peine une trace de l’Extérieur, en passant de l’un à l’autre. Baley avait conscience de la présence de Daneel et de Giskard derrière lui, bien différents d’aspect mais avec la même attitude grave, la même patience infinie.
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