— Mais il doit bien y avoir un moyen commode de suivre le cycle des saisons ?
— Chaque monde a son année saisonnière mais on n’y fait pas grande attention. On peut, par l’ordinateur, convertir n’importe quel jour, passé ou présent, à sa position dans l’année saisonnière si, pour une raison quelconque, cette information est souhaitée, et cela est vrai de n’importe quel monde, où la conversion des jours locaux est également possible. Et naturellement, camarade Elijah, n’importe quel robot peut faire la même chose et guider l’activité humaine là où la saison ou l’heure locale ont de l’importance. L’avantage du système métrique, c’est qu’il fournit à l’humanité une chronométrie unifiée qui n’exige guère que le déplacement d’une virgule décimale.
Baley était agacé que les livres qu’il avait parcourus n’expliquent clairement rien de tout cela. Mais aussi, d’après ses propres connaissances de l’histoire de la Terre, il savait qu’à une époque le mois lunaire était la clef du calendrier et qu’à un certain moment, pour faciliter la chronométrie, le mois lunaire avait été abandonné et jamais regretté. Pourtant, s’il avait donné sur la Terre des livres à un étranger, cet étranger n’aurait fort probablement trouvé aucune mention du mois lunaire ni de tout bouleversement historique des calendriers. Les dates étaient données sans explications.
Qu’y avait-il d’autre, que l’on donnait sans explications ?
Jusqu’à quel point pouvait-il compter, par conséquent, sur les connaissances qu’il glanait ? Il aurait à poser constamment des questions, sans rien prendre pour acquis.
Baley se dit qu’il y aurait de nombreux cas où l’évidence lui échapperait, beaucoup de risques de malentendus et mille et une façons de prendre le mauvais chemin.
Maintenant, quand Baley allumait l’astrosimulateur, Aurora emplissait sa vision et ressemblait à la Terre. (Il n’avait jamais vu la Terre de cette façon, mais il y avait des photos dans les ouvrages d’astronomie.)
Or, ce que voyait Baley sur Aurora, c’était les mêmes motifs nuageux, le même aperçu de régions désertiques, les mêmes vastes étendues de jour et de nuit, les mêmes groupements de lumières clignotantes dans l’hémisphère plongé dans la nuit, exactement comme sur les photos du globe terrestre.
Baley regardait avec ravissement et pensait : « Et si, pour une mystérieuse raison, j’avais été emmené dans l’espace, si l’on m’avait dit qu’on me transportait à Aurora alors qu’en réalité on me ramenait sur la Terre dans je ne sais quel dessein… pour une raison subtile et démente ? Comment pourrais-je m’en apercevoir avant l’atterrissage ? »
Y avait-il une raison d’avoir des soupçons ? Daneel avait pris soin de lui dire que les constellations étaient les mêmes dans le ciel des deux planètes, mais est-ce que ce n’était pas naturel, pour des planètes tournant autour d’astres voisins ? Vu de l’espace, l’aspect général des deux planètes était identique, mais ne fallait-il pas s’y attendre si toutes deux étaient habitables et habitées, confortablement adaptées à la vie humaine ?
Y avait-il une raison d’imaginer une aussi invraisemblable tromperie dont il serait victime ? Cela servirait à quoi ? Et si une raison avait existé de faire une chose aussi fantastique, ne l’aurait-il pas immédiatement décelée ?
Daneel pourrait-il être complice d’une telle conspiration ? Sûrement pas, s’il était un être humain. Mais il n’était qu’un robot ; ne pouvait-il donc avoir reçu un ordre de se conduire d’une manière appropriée ?
Baley était incapable de prendre une décision. Il se surprenait à chercher les contours de continents qu’il saurait reconnaître, comme étant terrestres ou non. Ce serait la preuve concluante, mais ça ne marchait pas, hélas !
Les aperçus qui passaient rapidement entre les nuages ne lui étaient d’aucune utilité. Il ne connaissait pas assez bien la géographie de la Terre. Tout ce qu’il connaissait de sa planète, c’était ses villes souterraines, ses caves d’acier.
Les portions de côtes qu’il voyait ne lui rappelaient rien. Il était incapable de dire si elles étaient de la Terre ou d’Aurora.
Et d’ailleurs, pourquoi cette incertitude ? Quand il était allé à Solaria, jamais il n’avait douté de sa destination, pas un instant il n’avait soupçonné qu’il retournait sur la Terre. Oui, mais c’était alors une mission claire et précise, qui avait une chance raisonnable de réussite. Tandis que maintenant, il avait l’impression de n’avoir pas la moindre chance.
Peut-être voulait-il retourner sur la Terre, dans le fond ; alors il échafaudait une conspiration imaginaire, pour croire la chose possible ?
L’incertitude en venait à avoir une vie propre, dans son esprit. Il ne pouvait s’en départir. Il se surprenait à observer Aurora avec une intensité presque démente, il était incapable de revenir à la réalité de la cabine.
Aurora bougeait, tournait lentement…
Il l’avait observée assez longtemps pour le remarquer. Alors qu’il contemplait l’espace, tout était resté immobile, comme une toile peinte, un motif silencieux et statique de points lumineux avec, plus tard, un petit demi-cercle de lumière parmi eux. Etait-ce l’immobilité qui lui avait permis de ne pas être agoraphobe ?
Mais à présent il voyait bouger Aurora et il comprenait que le vaisseau entamait sa descente en spirale et se préparait à atterrir. Les nuages montaient à toute vitesse…
Non, pas les nuages, le vaisseau plongeait. Le vaisseau bougeait. Il bougeait lui-même. Il eut soudain conscience de son existence. Il était précipité à travers les nuages. Il tombait, sans protection, dans le vide, vers un sol dur.
Sa gorge se contracta, il avait grand mal à respirer.
Il se répéta désespérément : « Tu n’es pas dehors, les parois de la cabine, du vaisseau sont tout autour de toi ! »
Mais il ne sentait pas de murs.
Il se dit : « Même sans murs, tu es quand même enveloppé. Tu es entouré d’une peau. »
Mais il ne sentait aucune peau.
C’était pire que s’il était un être humain nu, il était une personnalité non accompagnée, l’essence de l’identité totalement découverte, un point vivant, une singularité entourée par un monde vide et infini et il tombait.
Il voulait éteindre la vision, resserrer les doigts autour de la commande, mais rien ne se passa. Ses yeux refusaient de se fermer, ses doigts ne se contractaient pas. Il était pris, hypnotisé par la terreur, paralysé par la frayeur.
Tout ce qu’il sentait autour de lui, c’était des nuages, blancs, pas tout à fait blancs, blanc cassé, un peu dorés, orangés…
Et tout vira au gris… et il se noyait. Il ne pouvait plus respirer. Il se débattit, il lutta désespérément pour libérer sa gorge nouée, pour appeler Daneel au secours…
Il ne pouvait pas émettre le moindre son…
Baley respirait comme s’il venait de franchir la ligne d’arrivée après une longue course. La cabine était de travers et il y avait une surface dure sous son coude gauche.
Il s’aperçut qu’il était sur le sol.
Giskard était agenouillé à côté de lui, sa main de robot (ferme mais assez froide) refermée autour de son poignet droit. La porte de la cabine, qu’il apercevait derrière l’épaule de Giskard, était entrebâillée.
Baley comprit, sans le demander, ce qui s’était passé. Giskard avait saisit cette main inerte et l’avait serrée sur la télécommande de l’astrosimulateur. Autrement…
Daneel était là aussi, sa figure tout près de celle de Baley, avec une expression que l’on pouvait croire douloureuse.
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