A un moment donné, au cours de la projection, Baley éprouva une sensation indéfinissable. S’il avait été forcé de hasarder une description, il aurait dit que c’était une sorte d’inversion momentanée. Comme s’il avait été retourné comme un gant, et puis rendu à sa première forme, au cours d’une infime fraction de seconde.
Cela avait été si fugitif qu’il faillit ne pas le remarquer, ne pas y faire plus attention qu’à un minuscule hoquet isolé.
Ce fut seulement une minute plus tard, peut-être, en songeant soudain avec le recul à la sensation, qu’il se souvint qu’il avait connu cela déjà deux fois, la première en voyageant vers Solaria, l’autre en regagnant la Terre de cette planète.
C’était le « Bond », le passage dans l’hyperespace qui dans un intervalle hors du temps et de l’espace envoyait le vaisseau à travers les parsecs et dépassait la limite de vitesse de la lumière de l’Univers. (Aucun mystère, littéralement, puisque le vaisseau quittait simplement l’Univers et traversait quelque chose où aucune limite de vitesse n’existait ; un mystère total dans le concept, cependant, car il n’y avait aucun moyen de définir ce qu’était l’hyperespace, à moins d’employer des symboles mathématiques impossibles à traduire dans un langage compréhensible.)
Si l’on acceptait le fait que les êtres humains avaient appris à manipuler l’hyperespace sans comprendre ce qu’ils manipulaient, alors l’effet devenait clair. A un moment donné, le vaisseau était dans les micro-parsecs de la Terre et, l’instant suivant, dans les micro-parsecs d’Aurora.
Idéalement, le Bond durait zéro temps – littéralement zéro – et s’il était exécuté avec une parfaite souplesse il n’y avait pas, il ne pouvait pas y avoir, la moindre sensation biologique. Les physiciens affirmaient pourtant que la parfaite souplesse nécessitait une énergie infinie, si bien qu’il y avait toujours un « temps effectif » qui n’était pas absolument zéro, bien que ce temps puisse être rendu aussi bref que l’on voulait. C’était cela qui avait produit la singulière et finalement inoffensive sensation d’inversion.
En s’apercevant soudain qu’il était très loin de la Terre et très près d’Aurora, Baley fut pris du désir de voir la planète où il se rendait.
C’était en partie le désir de voir cet endroit où des gens vivaient, en partie une curiosité naturelle d’une chose qui occupait ses pensées, à la suite de son étude de tous ces livres.
Giskard entra à ce moment, avec le repas du milieu de la période de veille, entre le réveil et le sommeil (que nous appellerons le déjeuner de midi) et annonça :
— Nous approchons d’Aurora, monsieur, mais il ne vous sera pas possible de l’observer de la passerelle. Il n’y a d’ailleurs rien à voir. Le soleil d’Aurora n’est qu’une étoile brillante et nous mettrons plusieurs jours avant d’être assez près d’Aurora pour en distinguer les détails. (Puis il ajouta, comme à la réflexion :) D’ailleurs, à aucun moment il ne vous sera possible de l’observer de la passerelle.
Baley fut bizarrement déconcerté. Apparemment, on supposait qu’il voudrait observer et ce souhait était tout simplement réprimé. Sa présence, en qualité de visiteur, n’était pas désirée.
— Très bien, Giskard, dit-il, et le robot s’en alla.
Baley le suivit des yeux d’un air maussade. Combien d’autres contraintes allait-il subir ? Sa mission était déjà impossible et il se demanda par combien de manières les Aurorains allaient s’arranger pour la rendre encore plus impossible.
Baley se tourna vers Daneel et grommela :
— Ça m’agace, Daneel, de rester prisonnier ici parce que les Aurorains, à bord de ce vaisseau, me considèrent comme une source d’infection. C’est de la superstition pure. J’ai été traité.
— Ce n’est pas parce que les Aurorains ont peur de la contagion que vous êtes prié de rester dans votre cabine, camarade Elijah.
— Ah non ? C’est pourquoi, alors ?
— Vous vous souviendrez peut-être que lorsque nous nous sommes retrouvés ici à bord, Vous m’avez demandé pour quelles raisons j’étais envoyé pour vous escorter. J’ai dit que c’était pour vous donner quelque chose de familier, en guise d’ancre, et pour me faire plaisir. J’allais vous parler de la troisième raison quand Giskard nous a interrompus en apportant les films et la visionneuse, et ensuite nous nous sommes embarqués dans une discussion sur le roboticide.
— Et tu ne m’as jamais donné la troisième raison. Quelle est-elle ?
— Eh bien, camarade Elijah, c’est simplement pour aider à vous protéger.
— Contre quoi ?
— Des passions anormales ont été attisées par l’incident que nous sommes convenus d’appeler un roboticide. Vous avez été appelé à Aurora pour tenter de démontrer l’innocence du Dr Fastolfe et la dramatique de l’Hyperonde…
— Par Jehosaphat, Daneel ! s’exclama Baley furieux. Est-ce qu’on a vu ce truc-là à Aurora aussi ?
— On l’a vu dans tous les mondes spatiens, camarade Elijah. Cela a été un programme très populaire et qui a pleinement démontré que vous êtes un enquêteur tout à fait exceptionnel.
— Alors quel que soit le responsable du roboticide, il a très bien pu avoir une peur exagérée de ce que je pourrais accomplir et, par conséquent, risquer gros pour empêcher mon arrivée… ou me tuer.
— Le Dr Fastolfe, dit calmement Daneel, est tout à fait convaincu que personne n’est responsable du roboticide puisque aucun être humain, à part lui, n’aurait été capable de le commettre. Il est d’avis que c’était un événement purement fortuit. Cependant, il y en a qui essaient de profiter de l’occasion et ce serait dans leur intérêt de vous empêcher de le prouver. Pour cette raison, vous devez être protégé.
Baley fit quelques pas rapides vers une paroi de la cabine et puis revint vers l’autre, comme pour accélérer le cheminement de sa pensée par un exemple physique. Il n’arrivait pas à se sentir personnellement en danger.
— Daneel, dit-il, combien y a-t-il de robots humaniformes, en tout, à l’Aurora ?
— Vous voulez dire maintenant que Jander ne fonctionne plus ?
— Oui, maintenant que Jander est mort.
— Un seul, camarade Elijah.
Baley s’arrêta net et regarda fixement Daneel. Ses lèvres articulèrent deux mots, en silence : « Un seul ? »
— Attends, Daneel, dit-il enfin. Que je comprenne bien. Tu es l’unique robot humaniforme d’Aurora ?
— D’Aurora et de tous les autres mondes, camarade Elijah. Je croyais que vous le saviez. Je suis le prototype et ensuite Jander a été construit. Depuis lors, le Dr Fastolfe a refusé d’en fabriquer d’autres et personne sinon lui n’est capable de le faire.
— Mais, dans ce cas, puisque sur deux robots anthropoïdes, ou humaniformes comme tu dis, un a été tué, l’idée ne vient pas au Dr Fastolfe que l’unique humaniforme restant – toi, Daneel – pourrait être en danger ?
— Il reconnaît cette possibilité. Mais le risque qu’un événement aussi invraisemblable qu’un gel mental total se produise une seconde fois, accidentellement, est tellement inimaginable qu’il ne le prend pas au sérieux. Il pense, cependant, qu’il existe le risque d’une autre mésaventure. Cela, je crois, a joué un petit rôle dans sa décision de m’envoyer vous chercher. Cela m’éloignait d’Aurora pendant une semaine ou deux.
— Et tu es maintenant tout aussi prisonnier que moi, n’est-ce pas, Daneel ?
— Je suis un prisonnier, répondit gravement Daneel, uniquement en ce sens que je ne dois pas quitter cette cabine.
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