Il rêva qu’il était de retour sur la Terre (naturellement), suivant les Voies Express mais pas sur un des sièges. Il flottait plutôt à côté des bandes roulantes rapides, juste au-dessus de la tête des autres passagers, en les dépassant un peu. Aucune des personnes ayant les pieds sur terre ne paraissait étonnée ; aucune ne levait les yeux vers lui.
Après le petit déjeuner, le lendemain matin…
Etait-ce vraiment le matin ? Est-ce qu’il y avait un matin, ou n’importe quelle heure de la journée, dans l’espace ?
Evidemment, c’était impossible. Baley y réfléchit un moment, puis il se dit qu’il définirait le matin par le moment suivant le réveil, et le petit déjeuner comme le repas pris au réveil, en renonçant à s’occuper de l’heure qui, objectivement, n’avait pas d’importance. Tout au moins pour lui, sinon pour le vaisseau.
Après déjeuner donc, le lendemain matin, il parcourut les feuilles d’actualité qu’on lui avait fournies, juste le temps de voir s’il y était question du roboticide d’Aurora, puis il s’intéressa aux films apportés la veille (période de veille) par Giskard.
Il choisit les titres qui lui paraissaient historiques et, après en avoir rapidement regardé plusieurs, il comprit que Giskard lui avait apporté des ouvrages pour adolescents. Ils étaient abondamment illustrés et écrits très simplement. Il se demanda quelle opinion Giskard avait de son intelligence ou, peut-être, de ses besoins. A la réflexion, Baley estima que Giskard, dans son innocence de robot, avait bien choisi et qu’il était inutile d’imaginer une insulte possible.
Il s’installa confortablement pour regarder avec plus de concentration et s’aperçut tout de suite que Daneel suivait le film avec lui. Par curiosité réelle ? Ou simplement pour s’occuper les yeux ?
Pas une fois Daneel ne demanda à ce qu’une page soit repassée, pas une fois il ne posa une question. Il devait probablement accepter ce qu’il lisait avec une confiance robotique et ne se permettait pas le luxe du doute ou de la curiosité.
Baley n’interrogea pas Daneel sur ce qu’il lisait, mais il lui demanda tout de même des instructions sur le fonctionnement du mécanisme d’imprimante de la visionneuse, qui ne lui était pas familier.
De temps en temps, Baley s’interrompait pour faire usage de la petite pièce contiguë à sa cabine, qui pouvait être employée pour les diverses fonctions physiologiques privées, si privées que l’on appelait cette pièce la « Personnelle », avec la majuscule toujours sous-entendue à la fois sur la Terre – comme le découvrit Baley quand Daneel y fit allusion – et sur Aurora. Elle était tout juste assez grande pour une personne, ce qui déroutait le citadin habitué aux immenses rangées d’urinoirs, de sièges excrétoires, de lavabos et de douches.
En regardant les films, Baley ne chercha pas à retenir tous les détails. Il n’avait aucune intention de devenir un expert de la société auroraine, pas même de passer un examen scolaire à ce sujet. Il voulait simplement s’en imprégner.
Il remarqua, par exemple, malgré le parti pris hagiographique d’historiens écrivant pour la jeunesse, que les pionniers d’Aurora – les Pères fondateurs, les Terriens venus s’établir sur Aurora dans les premiers temps des voyages interstellaires – avaient été extrêmement terriens. Leur politique, leurs querelles, toutes les facettes de leur comportement étaient entièrement terriennes ; ce qui s’était passé à Aurora était semblable, par bien des côtés, aux événements arrivés alors que les régions relativement désertes de la Terre avaient été conquises et habitées quelque deux mille ans auparavant.
Naturellement, les Aurorains n’avaient eu à affronter ou à combattre aucune vie intelligente ; il n’y avait eu aucun organisme pensant pour dérouter les envahisseurs venus de la Terre avec des questions de traitement, humain ou cruel. En fait, il y avait très peu de vie, d’aucune sorte. Les êtres humains s’y étaient donc très rapidement établis, avec leurs plantes et animaux domestiques ainsi que les parasites et autres organismes apportés par inadvertance. Et, naturellement, les colons avaient également apporté leurs robots.
Les nouveaux Aurorains estimèrent vite que la planète leur appartenait, puisqu’elle leur tombait entre les mains sans aucune compétition et, pour commencer, ils l’appelèrent la Nouvelle Terre. C’était normal, puisqu’elle était la première planète extra-solaire – le premier monde spatien – à être habitée. Ce fut le premier produit du voyage interstellaire, l’aube nouvelle de toute une ère nouvelle immense. Ils eurent vite fait de couper le cordon ombilical, cependant, et rebaptisèrent la planète Aurora, comme la déesse romaine de l’aube.
Ce fut le « Monde de l’Aurore ». Ainsi, dès le début, les colons se déclaraient fièrement les géniteurs d’une nouvelle espèce. Toute l’histoire antérieure de l’humanité était rejetée dans la Nuit noire et le Jour ne naissait enfin qu’avec la présence des Aurorains dans ce nouveau monde.
C’était cette grande réalité, cette monumentale autosatisfaction, qui se faisait sentir dans tous les détails, les noms, les dates, les gagnants, les perdants. C’était l’essentiel.
D’autres mondes furent conquis, certains par la Terre, d’autres par Aurora, mais Baley ne s’y intéressait pas, ni à leur histoire. Il cherchait la grande vue d’ensemble et il remarqua les deux importants changements qui avaient eu lieu et avaient écarté plus encore les Aurorains de leur origine terrienne. Ces événements étaient l’intégration croissante des robots dans tous les aspects de la vie et l’extension de l’espérance de vie.
A mesure que les robots devenaient plus avancés et plus divers, les Aurorains comptèrent de plus en plus sur eux, mais jamais au point d’en dépendre entièrement, contrairement à Solaria, se souvint Baley, où très peu d’êtres humains dépendaient d’un très grand nombre de robots. Aurora n’était pas comme ça.
Et pourtant, les Aurorains devenaient de plus en plus dépendants.
En recherchant comme il le faisait une impression intuitive, des tendances et des généralités, Baley s’apercevait que chaque pas fait sur la voie de l’interaction robots-humains semblait axé sur la dépendance. Même la façon par laquelle un consensus avait été atteint sur les droits robotiques, l’abandon progressif de ce que Daneel appelait une distinction inutile, tout était signe de dépendance. Baley avait l’impression que les Aurorains ne devenaient pas plus humains dans leur attitude par affection pour les êtres humains, mais qu’ils niaient la nature robotique des objets afin de pallier l’embarras d’avoir à reconnaître que des êtres humains dépendaient d’appareils à l’intelligence artificielle.
Quant à l’extension de la durée de la vie, elle s’accompagnait d’un ralentissement du cours de l’histoire. Les sommets et les creux s’aplanissaient. Il y avait une continuité croissante et un plus grand consensus.
Indiscutablement, le manuel d’histoire que Baley étudiait devenait de moins en moins intéressant, presque soporifique. Pour ceux qui vivaient cette histoire, ce devait être un bien. L’histoire n’est intéressante que dans la mesure où elle est catastrophique ; si cela rend le spectacle plus intéressant, c’est passablement horrible à vivre. Sans aucun doute, la vie personnelle devait continuer d’être intéressante pour l’immense majorité des Aurorains et si l’interaction collective de ces existences se calmait, qui s’en plaindrait ?
Si le monde de l’Aurore connaissait une paisible journée ensoleillée, qui, sur cette planète, réclamerait des orages ?
Читать дальше