— Vous devez penser aux robots de la Terre. Ici à Aurora, ou n’importe où dans les mondes spatiens, les robots sont plus hautement considérés que sur la Terre et sont, en général, plus complexes, plus précieux, ils ont beaucoup plus de talents variés. La Troisième Loi est nettement plus forte que la Deuxième, dans les mondes spatiens, plus catégorique que sur la Terre. Un ordre d’autodestruction serait discuté et il faudrait qu’il y ait une raison réellement légitime pour qu’il soit exécuté, par exemple un danger clair et précis. Quant à parer un assaut, la Première Loi ne serait pas transgressée car les robots aurorains sont assez adroits pour immobiliser un homme sans lui faire de mal.
— Oui, mais supposons qu’un être humain affirme que si le robot ne se détruit pas lui-même, il – l’être humain – sera détruit ? Est-ce qu’alors le robot ne se détruirait pas ?
— Un robot aurorain mettrait certainement en doute cette affirmation. Il lui faudrait une preuve évidente, bien visible, de la destruction possible de l’être humain.
— Est-ce qu’un être humain ne pourrait être assez subtil pour faire paraître au robot qu’il est effectivement en grand danger ? Est-ce l’ingéniosité nécessaire à ce plan qui t’a fait éliminer les inintelligents, les inexpérimentés et les très jeunes ?
A cela Daneel répondit :
— Non, camarade Elijah, ce n’est pas cela.
— Y a-t-il une faille dans mon raisonnement ?
— Aucune.
— Alors l’erreur est sans doute dans la supposition qu’il a été physiquement endommagé. En somme, il n’a pas été physiquement endommagé, c’est ça ?
— Oui, camarade Elijah.
(Cela signifiait que Demachek connaissait bien l’affaire, pensa Baley.)
— Dans ce cas, Daneel, Jander a été mentalement endommagé. Un robloc ! Total et irréversible !
— Un robloc ?
— Le diminutif de blocage de robot, la fermeture permanente des circuits positroniques du fonctionnement.
— Nous n’employons pas le terme « robloc » à Aurora, camarade Elijah.
— Comment dites-vous, alors ?
— Nous parlons de « gel mental ».
— Sous un nom ou un autre, c’est la définition du même phénomène.
— Il serait sage, camarade Elijah, d’employer notre expression, sinon les Aurorains à qui vous vous adresserez ne vous comprendront pas ; la conversation en serait compromise. Vous disiez tout à l’heure que des mots différents changent le sens.
— Bon, bon, d’accord, je dirai « gel ». Alors, est-ce que cela pourrait se produire spontanément ?
— Oui, mais d’après les roboticiens les risques sont infiniment réduits. En ma qualité de robot humaniforme, je puis déclarer que je n’ai moi-même jamais ressenti aucun effet capable d’approcher même de loin un gel mental.
— Alors on pourrait supposer qu’un être humain a volontairement créé une situation dans laquelle se produirait un gel mental.
— C’est précisément ce que prétendent les adversaires du Dr Fastolfe.
— Et comme cela exigerait des études, de l’expérience et de l’habileté robotiques, les inintelligents, les inexpérimentés et les enfants ou les très jeunes ne peuvent être responsables.
— C’est le raisonnement normal, camarade Elijah.
— Il serait même possible de dresser la liste des êtres humains d’Aurora possédant une habileté suffisante, et puis ensuite trier un groupe de suspects qui ne seraient peut-être pas forcément nombreux.
— Cela a été fait, camarade Elijah.
— Et quelle est la longueur de cette liste ?
— La plus longue liste proposée ne contient qu’un seul nom.
Ce fut au tour de Baley d’hésiter. Il fronça les sourcils, avec colère, puis il s’exclama :
— Un seul nom ?
— Un seul nom, camarade Elijah, répondit calmement Daneel. C’est le jugement du Dr Fastolfe, qui est le plus grand théoricien de robotique d’Aurora.
— Mais alors, où est le mystère dans tout cela ? Cet unique nom, c’est celui de qui ?
— Eh bien, du Dr Han Fastolfe, naturellement ! Je viens de vous dire qu’il est le plus grand théoricien de robotique d’Aurora et c’est l’opinion professionnelle du Dr Fastolfe qu’il est lui-même le seul à avoir pu manipuler Jander Panell dans ce gel mental absolu, sans laisser aucune trace du procédé. Cependant, le Dr Fastolfe déclare aussi qu’il ne l’a pas fait.
— Mais que personne d’autre ne l’aurait pu, non plus ?
— Précisément, camarade Elijah. Voilà où réside le mystère.
— Et si Fastolfe…
Baley s’interrompit. Il ne servirait à rien de demander à Daneel si le Dr Fastolfe mentait ou se trompait, soit dans son jugement que personne d’autre que lui n’aurait pu commettre ce roboticide, soit en déclarant qu’il ne l’avait pas commis. Daneel avait été programmé par Fastolfe et il était impossible que la programmation comprenne la faculté de douter de son programmateur.
Baley déclara donc, avec autant de calme et d’amabilité qu’il le pouvait :
— Je vais réfléchir à tout cela, Daneel, et nous en reparlerons.
— C’est bien, camarade Elijah. D’ailleurs, il est l’heure de dormir. Comme il est possible que, sur Aurora, la pression des événements vous impose des horaires irréguliers, il serait sage de profiter de l’occasion de dormir maintenant. Je vais vous montrer comment on se procure un lit et comment on organise la literie.
— Merci, Daneel, murmura Baley.
Il ne se faisait pas d’illusions et savait bien qu’il aurait du mal à trouver le sommeil. Il était envoyé à Aurora dans le but précis de démontrer que Fastolfe n’était pas coupable de roboticide et la sécurité de la Terre exigeait la réussite de cette mission. Et (ce qui était moins important mais tout aussi cher au cœur de Baley) sa carrière et sa prospérité l’exigeaient aussi. Pourtant, bien avant d’arriver à Aurora, il avait appris que Fastolfe avait pratiquement avoué le crime.
Baley finit par s’endormir. Daneel lui avait montré comment réduire l’intensité du champ servant de pseudo-gravité. Ce n’était pas la véritable anti-gravité et ne consommait pas autant d’énergie que le procédé qui ne pouvait être utilisé que dans des temps donnés et dans des conditions inhabituelles.
Daneel n’était pas programmé pour expliquer le fonctionnement du système et, s’il l’avait été, Baley était tout à fait certain qu’il n’y aurait rien compris. Heureusement, les commandes pouvaient être manœuvrées sans qu’il soit besoin de comprendre leur utilité scientifique.
Daneel avait dit :
— L’intensité du champ ne peut être réduite à zéro ; du moins pas avec ces commandes. D’ailleurs, ce n’est pas confortable de dormir sous une gravité zéro, surtout pour qui n’a pas l’expérience du voyage spatial. Ce qu’il faut, c’est une intensité assez basse pour donner l’impression que l’on est délivré de la pression de son propre poids, mais assez haute pour conserver une orientation haut et bas. Le niveau varie suivant l’individu. La plupart des gens se sentent très à l’aise, avec l’intensité minimum permise par les commandes, mais il se peut que, la première fois, vous souhaitiez une plus forte intensité, afin de garder la familiarité de la sensation de poids, dans une plus grande mesure. Il vous suffira d’expérimenter les niveaux différents pour trouver celui qui vous convient le mieux.
Plongé dans la nouveauté de cette sensation, Baley oublia un peu le problème de l’affirmation-négation de Fastolfe, alors que son corps s’abandonnait petit à petit au sommeil. Peut-être les deux ne formaient-ils qu’un seul processus.
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