Il se retourna. Comme il s’attendait tellement à voir R. Giskard, il n’eut au premier abord que la perception de quelqu’un qui n’était pas R. Giskard. Il lui fallut un instant ou deux pour s’apercevoir qu’il avait devant lui une forme totalement humaine, avec une tête, une figure aux pommettes saillantes et des cheveux courts, couleur de bronze, coiffés en arrière, quelqu’un de bien habillé, dans des vêtements de coupe et de couleur discrètes.
— Nom de Jehosaphat ! s’exclama Baley d’une voix étranglée.
— Camarade Elijah, dit l’autre en s’avançant, avec un petit sourire.
— Daneel ! cria Baley en serrant le robot dans ses bras. Daneel !
Baley continuait de serrer Daneel dans ses bras, Daneel, le seul objet familier inattendu à bord, le seul lien solide avec le passé. Il se cramponnait à lui dans un débordement d’affection et de soulagement.
Enfin, petit à petit, il se ressaisit, remit de l’ordre dans ses pensées et se rendit compte qu’il n’enlaçait pas Daneel mais R. Daneel, Robot Daneel Olivaw. Il embrassait un robot, et le robot l’enlaçait légèrement, en se laissant étreindre, jugeant que ce geste faisait plaisir à un être humain et supportant cela parce que le potentiel positronique de son cerveau le mettait dans l’impossibilité de repousser l’accolade, au risque de causer de la déception et de l’embarras à l’être humain.
La Première Loi inviolable de la Robotique stipulait : « Un robot ne doit pas faire de mal à un être humain », et repousser une manifestation d’amitié ferait du mal.
Lentement, pour ne rien montrer de son chagrin, Baley relâcha son étreinte. Il donna une dernière petite tape affectueuse sur chaque épaule du robot, pour qu’il n’y ait pas de honte apparente dans son recul.
— Je ne t’ai pas vu, Daneel, depuis que tu as amené ce vaisseau sur la Terre avec les deux mathématiciens. Tu te souviens ?
— Certainement, camarade Elijah. C’est un plaisir de vous revoir.
— Tu ressens de l’émotion, n’est-ce pas ? demanda Baley d’un ton léger.
— Je ne peux pas dire ce que je ressens dans un sens humain, camarade Elijah. Je puis dire, cependant, que votre vue semble faciliter le déroulement de ma pensée et que l’attraction gravifique sur mon corps me paraît assaillir mes sens avec moins d’insistance. Il y a aussi d’autres changements que je puis identifier. J’imagine que ce que je ressens correspond à ce que vous éprouvez peut-être quand vous avez du plaisir.
Baley hocha la tête.
— Si ce que tu peux éprouver en me voyant, mon vieux partenaire, te paraît préférable à ce que tu éprouves quand tu ne me vois pas, cela me convient très bien. Tu comprends ce que je veux dire. Mais comment se fait-il que tu sois ici ?
— Giskard Reventlov vous a certifié…
R. Daneel hésita et Baley compléta, ironiquement :
— Purifié ?
— Désinfecté, rectifia R. Daneel. J’ai jugé approprié d’entrer, par conséquent.
— Voyons, tu ne crains sûrement pas la contagion !
— Pas du tout, camarade Elijah, mais d’autres, à bord, pourraient alors ne pas vouloir que je m’approche d’eux. Les gens d’Aurora sont sensibles aux risques d’infection, parfois à un point qui dépasse une estimation rationnelle des probabilités.
— Je comprends, mais je ne te demande pas pourquoi tu es ici dans cette cabine. Je veux savoir ce que tu fais à bord.
— Le Dr Fastolfe, à la maison de qui j’appartiens, m’a donné l’ordre d’embarquer sur ce vaisseau envoyé pour vous chercher et cela pour plusieurs raisons. En fait, il est souhaitable, à son avis, de porter immédiatement à votre connaissance un article en particulier, concernant ce qui sera, il en est certain, une mission difficile pour vous.
— C’est très gentil de sa part. Je l’en remercie. R. Daneel s’inclina gravement.
— Le Dr Fastolfe estimait aussi que cette rencontre me procurerait… des sensations appropriées.
— Du plaisir, tu veux dire, Daneel.
— Comme je suis autorisé à employer le mot, oui. Et, une troisième raison, la plus importante…
A ce moment, la porte se rouvrit et R. Giskard entra.
Baley tourna la tête vers lui, avec irritation. On ne pouvait s’y tromper, R. Giskard était bien un robot et sa présence soulignait, en quelque sorte, le robotisme de Daneel (R. Daneel, pensa soudain Baley), même si Daneel était de loin supérieur à l’autre. Baley ne voulait pas que le robotisme de Daneel soit souligné ; il ne voulait pas se sentir humilié de ne pouvoir considérer Daneel comme autre chose qu’un être humain au langage quelque peu ampoulé.
— Eh bien, qu’est-ce que c’est, boy ? demanda-t-il avec impatience.
— J’ai apporté les films que vous désirez voir, monsieur, et la visionneuse.
— Eh bien, posez-les là, posez-les. Et inutile de rester ». Daneel est avec moi.
— Oui, monsieur.
Les yeux du robot (vaguement lumineux, remarqua Baley, alors que ceux de Daneel ne l’étaient pas) se tournèrent vers R. Daneel, comme pour demander des ordres à un être supérieur.
R. Daneel lui dit aimablement :
— Il serait approprié, ami Giskard, que tu restes devant la porte.
— C’est ce que je ferai, ami Daneel, répondit R. Giskard.
Il partit et Baley grommela :
— Pourquoi faut-il qu’il reste devant la porte ? Serais-je prisonnier ?
— Dans un sens, il ne vous serait pas permis de vous mêler à la compagnie du bord au cours de cette traversée. Je regrette d’être obligé de vous dire que vous êtes effectivement prisonnier. Cependant, ce n’est pas la raison de la présence de Giskard… Et je crois devoir vous dire ici, camarade Elijah, qu’il serait sans doute plus sage de ne pas appeler Giskard, ou tout autre robot, « boy ».
Baley fronça les sourcils.
— Cette expression le vexe ?
— Giskard ne peut se vexer d’aucune action d’un être humain. C’est simplement que « boy » n’est pas le terme usuel pour s’adresser aux robots, à Aurora, et il est déconseillé de créer des frictions avec les Aurorains en faisant involontairement connaître votre lieu d’origine, par des habitudes de langage qui ne sont pas essentielles.
— Comment dois-je l’appeler, alors ?
— Comme vous le faites pour moi, en employant son nom donné d’identification. Ce n’est après tout qu’un son indiquant la personne à qui vous vous adressez et pourquoi un son serait-il préférable à un autre ? Ce n’est qu’affaire de convention. Et puis aussi, à Aurora, on n’a pas l’habitude d’employer l’initiale « R », sauf dans des conditions officielles quand le nom complet du robot s’impose, et même alors, de nos jours, l’initiale est le plus souvent omise.
— Dans ce cas, Daneel… (Baley réprima une soudaine envie de dire R. Daneel.) Comment distingue-t-on les robots des êtres humains ?
— La distinction est généralement évidente, camarade Elijah. Il semble n’y avoir nul besoin de la souligner inutilement. Du moins c’est le point de vue aurorain et comme vous avez demandé à Giskard des films sur Aurora, je présume que vous souhaitez vous familiariser avec tout ce qui est aurorain, pour vous aider dans la tâche que vous avez entreprise.
— La tâche qu’on m’a imposée, oui. Et si la distinction entre robot et être humain n’est pas évidente, comme dans ton cas, Daneel ?
— Alors pourquoi faire la distinction, à moins que la situation soit telle qu’il devienne indispensable de la faire ?
Baley respira profondément. Il se dit qu’il aurait du mal à s’adapter à cette habitude des Aurorains de faire comme si les robots n’existaient pas.
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