Mandachuva se leva, légèrement instable sur ses jambes. Puis il courut jusqu’à la clôture, l’escalada, franchit le sommet puis atterrit à quatre pattes du même côté que Miro.
Miro se leva et se mit à crier au moment où Mandachuva atteignit le sommet ; lorsque son cri s’interrompit, Mandachuva était debout près de lui et s’époussetait.
— C’est impossible ! s’écria Miro. Cela stimule tous les nerfs sensitifs du corps. Il est impossible de franchir la clôture.
— Ah ? fit Mandachuva.
De l’autre côté de la clôture, Humain frottait ses cuisses l’une contre l’autre.
— Il ne sait pas, dit-il. Les humains ne savent pas.
— C’est un anesthésique ? avança Miro. Cela empêche de sentir la douleur ?
— Non, dit Mandachuva. Je sens la douleur. Beaucoup de douleur. La douleur la plus forte du monde.
— Rooter dit que la clôture est pire que la mort, précisa Humain. De la douleur partout.
— Mais cela ne vous fait rien, objecta Miro.
— Cela arrive à ton autre toi-même, expliqua Mandachuva. Cela arrive à ton être animal. Mais ton être-arbre ne s’en soucie pas. Cela te fait devenir ton être-arbre.
Miro se souvint d’un détail qui était passé inaperçu dans la mise en scène grotesque de la mort de Libo. Le mort avait une boule de capim dans la bouche. De même que tous les cadavres de piggies. Un anesthésique… La mort évoquait une torture hideuse mais la douleur n’en était pas la raison. Ils utilisaient un anesthésique.
— Alors, reprit Mandachuva. Mâche de l’herbe et viens avec nous. Nous allons te cacher.
— Ouanda, dit Miro.
— Oh, j’irai la chercher, proposa Mandachuva.
— Tu ne sais pas où elle habite.
— Je le sais, affirma Mandachuva.
— Nous faisons cela plusieurs fois par an, expliqua Humain. Nous savons où tout le monde habite.
— Mais on ne vous a jamais vus.
— Nous sommes très discrets, dit Mandachuva. Et puis, personne ne nous cherche.
Miro imagina une dizaine de piggies allant et venant dans Milagre au milieu de la nuit. Il n’y avait aucune surveillance. Rares étaient les gens qui travaillaient de nuit. Et les piggies étaient petits, si petits qu’ils pouvaient disparaître complètement en s’accroupissant dans le capim. Pas étonnant qu’ils connaissent le métal et les machines, en dépit des règles visant à leur en cacher l’existence. Pas étonnant qu’ils aient vu les mines, la navette, les fours où l’on cuisait les briques, qu’ils aient vu les fazenderos labourer, puis planter l’amarante destinée aux êtres humains. Pas surprenant qu’ils sachent quoi demander.
Comme il était stupide de notre part de croire que nous pourrions les maintenir à l’écart de notre culture ! Ils nous ont caché beaucoup plus de choses que nous ne pouvions leur en cacher. Voilà pour la supériorité culturelle.
Miro arracha une tige de capim.
— Non, dit Mandachuva, lui prenant la tige. Ne prends pas la racine. Si tu prends la racine, cela ne fait rien.
Il jeta la tige de Miro et en coupa une autre, à une dizaine de centimètres de la base. Puis il la roula en boule et la donna à Miro, qui la mâcha. Mandachuva le pinça.
— Ne t’occupe pas de cela, dit Miro. Va chercher Ouanda. Ils peuvent l’arrêter d’une minute à l’autre. Allez, va vite.
Mandachuva se tourna vers les autres et, ayant perçu un signe invisible de consentement, s’éloigna à petites foulées le long de la clôture, en direction de la Vila Alta, où Ouanda habitait.
Miro mâcha encore un peu. Il se pinça. Comme les piggies l’avaient dit, il perçut la douleur mais ne s’en soucia pas. Il se souciait simplement du fait que c’était le seul moyen de rester sur Lusitania. De rester, peut-être, avec Ouanda. D’oublier les règles, toutes les règles. Elles ne s’appliqueraient plus à lui quand il aurait quitté l’enclave humaine pour pénétrer dans la forêt des piggies. Il deviendrait un renégat, ce qu’on l’accusait déjà d’être, et Ouanda et lui pourraient renoncer aux règles stupides du comportement humain et vivre comme ils le souhaitaient, élever une famille d’êtres humains qui aurait des valeurs totalement nouvelles et, apprendrait, grâce aux piggies, à vivre dans la forêt ; une nouveauté sur les Cent Planètes, et le Congrès ne pourrait rien empêcher.
Il courut jusqu’à la clôture et la saisit à deux mains. La douleur ne fut pas moindre que précédemment, mais il ne s’en soucia pas et grimpa jusqu’au sommet. Mais, à chaque prise nouvelle, la douleur devint plus intense et il comprit finalement que le capim n’avait pas le moindre effet anesthésique sur lui mais, à ce moment-là, il était déjà au sommet de la clôture. La douleur était démentielle ; il ne pouvait plus penser ; son élan lui permit de franchir le sommet et, comme il y restait en équilibre, sa tête passa au travers du champ vertical de la clôture. Toute la douleur dont son corps était capable monta d’un seul coup à son cerveau, comme si la totalité de son être était en feu. Les Petits, horrifiés, regardèrent leur ami suspendu au sommet de la clôture, la tête et le torse d’un côté, les hanches et les jambes de l’autre. Ils crièrent, tendirent les bras vers lui, tentèrent de tirer. Comme ils n’avaient pas mâché de capim, ils n’osèrent pas toucher la clôture.
En entendant leurs cris, Mandachuva revint en courant. Il était encore sous l’effet de l’anesthésique, de sorte qu’il put escalader la clôture et faire basculer le corps lourd de l’être humain. Miro heurta le sol avec un choc sourd, un bras touchant encore la clôture. Les piggies l’en éloignèrent. Son visage était figé dans un rictus d’agonie.
— Vite ! cria Mange-Feuille. Avant qu’il ne meure, nous devons le planter !
— Non ! protesta Humain, écartant Mange-Feuille du corps figé de Miro. Nous ne sommes pas sûrs qu’il soit en train de mourir ! La douleur n’est qu’une illusion, tu le sais bien, il n’est pas blessé. La douleur devrait s’en aller…
— Elle ne s’en va pas, dit Flèche. Regarde-le.
Les poings de Miro étaient serrés, ses jambes repliées sous lui, sa colonne vertébrale et son cou arqués. Il respirait à hoquets brefs et laborieux, mais la douleur semblait lui déformer davantage le visage.
— Avant qu’il ne meure, répéta Mange-Feuille, nous devons l’enraciner.
— Va chercher Ouanda, dit Humain. (Il se tourna vers Mandachuva.) Tout de suite ! Va la chercher et dis-lui que Miro est en train de mourir. Dis que la porte est condamnée, que Miro est de notre côté et qu’il est en train de mourir.
Mandachuva partit en courant.
Le secrétaire ouvrit la porte, mais Ender attendit d’avoir effectivement vu Novinha avant de laisser libre cours à son soulagement. Lorsqu’il avait envoyé Ela la chercher, il était sûr qu’elle viendrait ; mais, tandis qu’ils attendaient son arrivée pendant de longues minutes, il s’était demandé s’il l’avait effectivement bien comprise. Le doute avait été inutile. Elle était effectivement telle qu’il se l’était imaginée. Il constata que ses cheveux étaient dénoués et décoiffés par le vent et, pour la première fois depuis son arrivée sur Lusitania, Ender vit dans son visage une image nette de la jeune fille désespérée qui l’avait appelé moins de deux semaines – plus de vingt ans –, auparavant.
Elle paraissait tendue, nerveuse, mais Ender savait que son inquiétude était la conséquence de sa situation présente, du fait qu’elle se trouvait dans le bureau de l’évêque si peu de temps après la révélation de son inconduite. Si Ela lui avait parlé du danger que courait Miro, cela pouvait aussi expliquer partiellement sa tension. Tout cela était provisoire ; Ender vit sur son visage, dans la fluidité de ses mouvements et l’assurance de son regard, que la fin de sa longue tromperie était le cadeau qu’elle avait espéré, qu’il s’était révélé conforme à son espérance. Novinha, je constate avec satisfaction que mes paroles t’ont apporté des choses plus importantes que la honte.
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