— Rien ne me permettait de supposer que le Congrès agirait ainsi.
— Mais vous saviez que Miro et Ouanda avaient enfreint la loi. Bosquinha me l’a dit.
— Je m’en suis aperçu quelques heures avant de Parler. Merci de ne les avoir pas encore arrêtés.
— C’est un problème civil.
L’évêque l’écarta d’un geste, mais ils savaient tous les deux que, s’il avait insisté, Bosquinha aurait été obligée d’obéir aux ordres malgré la requête du Porte-Parole.
— Votre discours a provoqué un grand désespoir.
— Plus grand que d’habitude, malheureusement.
— Ainsi… votre responsabilité est dégagée ? Infligez-vous les blessures et laissez-vous aux autres le soin de les soigner ?
— Pas des blessures, évêque Peregrino. De la chirurgie. Et si je peux aider à soulager la douleur, ensuite, je reste et j’apporte mon aide. Je n’ai pas d’anesthésique, mais je m’efforce de recourir aux antiseptiques.
— Vous auriez dû être prêtre, vous savez.
— Les fils cadets, autrefois, n’avaient que deux solutions. La religion ou l’armée. Mes parents ont choisi la deuxième.
— Un cadet. Pourtant vous aviez une sœur. Et vous viviez à une époque où le contrôle de la population interdisait d’avoir plus de deux enfants, sauf dispense spéciale du gouvernement. On appelait un tel enfant Troisième, n’est-ce pas ?
— Vous connaissez l’Histoire.
— Etes-vous né sur la Terre, avant les vols interstellaires ?
— Ce qui nous intéresse pour le moment, évêque Peregrino, c’est l’avenir de Lusitania, pas la biographie d’un Porte-Parole des Morts qui, selon les apparences, n’a que trente-cinq ans.
— L’avenir de Lusitania est mon problème, Porte-Parole Andrew, pas le vôtre.
— L’avenir des êtres humains de Lusitania est votre problème. Je me préoccupe également des piggies.
— Ne nous querellons pas sur l’ampleur des problèmes.
Le secrétaire ouvrit à nouveau la porte et Bosquinha, Dom Cristão et Dona Cristã entrèrent. Bosquinha regarda alternativement le Porte-Parole et l’évêque.
— Il n’y a pas de sang par terre, si c’est ce que vous cherchez, indiqua l’évêque.
— Je voulais seulement me faire une idée de la température, dit Bosquinha.
— La chaleur du respect mutuel, je pense, émit le Porte-Parole. Ni la canicule de la colère, ni la glace de la haine.
— Le Porte-Parole est catholique par le baptême, sinon par conviction, expliqua l’évêque. Je l’ai béni et cela semble l’avoir rendu docile.
— J’ai toujours respecté l’autorité, affirma le Porte-Parole.
— C’est vous qui nous avez menacés d’un inquisiteur, lui rappela l’évêque avec le sourire.
— Et c’est vous qui avez dit aux gens que j’étais Satan et qu’il ne fallait pas me parler.
Tandis que le Porte-Parole et l’évêque s’adressaient des sourires contraints, les autres rirent nerveusement, s’assirent et attendirent.
— C’est votre réunion, Porte-Parole, fit remarquer Bosquinha.
— Excusez-moi, dit le porte-parole, il y a encore une invitée. Les choses seront plus simples si nous attendons son arrivée.
Ela trouva sa mère à l’extérieur de la maison, non loin de la clôture. Une brise légère qui bruissait à peine dans le capim faisait légèrement onduler sa chevelure. Ela ne comprit pas immédiatement ce que cela avait de tellement surprenant. Il y avait de nombreuses années que sa mère ne s’était pas coiffée ainsi. Ses cheveux semblaient étrangement libres, d’autant plus qu’Ela pouvait distinguer les boucles aux endroits où ils avaient longtemps été contraints de former un chignon. C’est à ce moment-là qu’elle comprit que le Porte-Parole avait raison. Sa mère répondrait à l’invitation. Malgré la honte et la douleur que le discours avait dû susciter, il l’avait amenée à rester debout à découvert, dans le crépuscule, juste après le coucher du soleil, regardant la colline des piggies. Ou peut-être regardait-elle la clôture. Se souvenant peut-être d’un homme qui la retrouvait ici, ou ailleurs, dans le capim, afin qu’ils puissent s’aimer secrètement. Toujours en cachette, toujours à l’insu de tous. Maman est heureuse, se dit Ela, que Libo ait été son véritable mari, que Libo ait été mon vrai père. Maman est heureuse, et moi aussi.
Sa mère ne se tourna pas vers elle, bien qu’elle eût sans doute entendu Ela arriver dans le capim bruyant. Elle s’arrêta à quelques pas.
— Maman, dit-elle.
— Ainsi, ce n’était pas un troupeau de cabras, dit Novinha. Tu fais beaucoup de bruit, Ela.
— Le Porte-Parole. Il a besoin de ton aide.
— Vraiment !
Elle expliqua ce que le Porte-Parole lui avait dit. La mère ne se retourna pas. Lorsque Ela eut terminé, elle resta quelques instants immobile, puis pivota sur elle-même et se dirigea vers le sommet de la colline. Elle courut derrière elle, la rejoignit.
— Maman, dit Ela. Maman, vas-tu lui expliquer la Descolada ?
— Oui.
— Pourquoi maintenant, après toutes ces années ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
— Parce que tu as fait du meilleur travail toute seule, sans mon aide.
— Tu savais ce que je faisais ?
— Tu es mon apprentie. Je pouvais accéder à toutes tes archives sans laisser le moindre indice. Mériterais-je d’être ton maître si je ne suivais pas ton travail ?
— Mais…
— J’ai également lu les archives que tu cachais sous le nom de Quara. Tu n’as jamais été mère, de sorte que tu ignores que toutes les archives d’un enfant de moins de douze ans sont communiquées aux parents chaque semaine. Quara effectuait des recherches remarquables. Je suis heureuse que tu m’accompagnes. Quand j’expliquerai au Porte-Parole, je t’expliquerai également.
— Tu vas dans la mauvaise direction.
Sa mère s’immobilisa.
— La maison du Porte-Parole n’est-elle pas près de la praça ?
— La réunion se déroule dans le bureau de l’évêque.
Pour la première fois, Novinha regarda Ela en face.
— Qu’avez-vous l’intention de me faire, le Porte-Parole et toi ?
— Nous voulons sauver Miro, répondit Ela. Et la colonie de Lusitania, si possible.
— En me conduisant dans la toile de l’araignée…
— L’évêque doit être dans notre camp, sinon…
— Notre camp ! Ainsi, quand tu dis nous , tu veux dire toi et le Porte-Parole, n’est-ce pas ? Crois-tu que je n’aie rien remarqué ? Tous mes enfants, un par un, il vous a tous séduits…
— Il n’a séduit personne !
— Il vous a séduits avec sa façon de savoir exactement ce que vous avez envie d’entendre, de…
— Ce n’est pas un flatteur, le défendit Ela. Il ne nous dit pas ce que nous désirons. Il nous dit ce que nous savons être vrai. Il n’a pas gagné notre affection , maman, il a gagné notre confiance .
— Quoi qu’il ait obtenu de vous, vous ne me l’avez jamais donné.
— Nous voulions.
Ela ne céda pas, cette fois, devant le regard perçant, exigeant, de sa mère. Ce fut celle-ci qui céda, baissant la tête, puis la regardant à nouveau, les yeux pleins de larmes.
— Je voulais te dire. (Elle ne parlait pas de ses dossiers.) Lorsque j’ai vu comme vous le haïssiez, j’ai voulu dire : Ce n’est pas votre père, votre père est un homme bon, doux…
— Qui n’a pas eu le courage de nous parler lui-même.
La fureur prit possession des yeux de Novinha.
— Il le voulait. J’ai refusé.
— Je vais te dire une chose, maman. J’aimais Libo, comme tous les habitants de Milagre l’aimaient. Mais il voulait être hypocrite, et toi aussi, et, sans que personne s’en soit aperçu, le poison de vos mensonges nous a tous fait souffrir. Je ne te fais pas de reproches, maman, ni à lui. Mais je remercie Dieu de la présence du Porte-Parole. Il était prêt à nous dire la vérité et il nous a libérés.
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