Le Porte-Parole s’immobilisa devant le micro et attendit que le silence se fasse. Il était plutôt grand, encore jeune, mais sa peau blanche lui conférait un air maladif, comparativement aux bruns innombrables des Lusos. Fantomatique. Ils se turent et il commença de Parler.
— On lui donnait trois noms. Les documents officiels fournissent le premier : Marcão Maria Ribeira. Et ses dates officielles. Né en 1929. Décédé en 1970. Il travaillait à la fonderie. Casier judiciaire vierge. Jamais arrêté. Une femme. Six enfants. Un citoyen modèle parce que sa conduite n’a jamais été mauvaise au point de figurer dans les archives officielles.
De nombreux auditeurs éprouvèrent un vague malaise. Ils s’attendaient à une démonstration d’éloquence, mais la voix du Porte-Parole n’avait rien d’exceptionnel. Et ses paroles n’évoquaient en rien la pompe du langage religieux. Ordinaires, simples, presque familières. Rares furent ceux qui remarquèrent que leur simplicité, en elle-même, rendait sa voix et son discours totalement persuasifs. Il ne disait pas la Vérité avec des trompettes ; il disait la vérité , l’histoire que l’on ne penserait pas à mettre en doute parce qu’on la tient pour acquise. L’Evêque Peregrino comptait parmi ceux qui firent cette constatation, et cela l’inquiéta. Ce Porte-Parole serait un adversaire redoutable, que les foudres lancées depuis l’autel ne pourraient pas abattre.
— Son deuxième nom était Marcão. Le gros Marcão. Parce que c’était un géant. Il atteignit sa corpulence d’adulte alors qu’il n’était encore qu’un jeune adolescent. Quel âge avait-il quand il atteignit deux mètres ? Onze ans ? Douze ans ? Douze ans, sans aucun doute. Sa taille et sa force trouvèrent à s’employer efficacement à la fonderie, où la production d’acier est si faible que l’essentiel du travail est effectué à la main, de sorte que la force compte. La vie de certaines personnes dépendait de Marcão.
Sur la praça, les employés de la fonderie hochèrent la tête. Ils avaient tous déclaré qu’ils ne diraient rien au framling athée. De toute évidence, quelques-uns avaient parlé mais, à présent, il était agréable de constater que le Porte-Parole avait bien compris, qu’il avait su discerner pourquoi ils se souvenaient de Marcão. Ils regrettèrent tous de ne pas être celui qui s’était confié au Porte-Parole. Ils n’imaginèrent pas que le Porte-Parole n’avait même pas essayé de les rencontrer. Après toutes ces années, il y avait de nombreuses choses qu’Andrew Wiggin savait sans avoir besoin de demander.
— Son troisième nom était Cão. Chien.
Ah, oui, pensèrent les Lusos. C’est bien ce que l’on dit des Porte-Parole. Ils ne respectent pas les morts, n’ont aucun sens des convenances.
— C’était le nom que vous lui donniez quand vous appreniez que sa femme, Novinha, avait encore un œil au beurre noir, boitait ou avait une lèvre fendue. Seul un animal pouvait agir ainsi avec elle.
Comment ose -t-il dire cela ? Il parle d’un mort ! Mais, sous leur colère, les Lusos éprouvaient une sensation de malaise dont la cause était toute différente. Ils se souvenaient tous avoir dit ou entendu dire exactement ces paroles. L’indiscrétion du Porte-Parole consistait à répéter en public les mots qu’ils réservaient à Marcão lorsqu’il était en vie.
— Ce qui ne signifie pas que vous aimiez Novinha, cette femme glacée qui ne vous disait jamais bonjour. Mais elle était plus petite que lui, c’était la mère de ses enfants et, lorsqu’il la battait, il méritait le surnom de Cão.
Ils furent embarrassés ; ils murmurèrent des commentaires. Ceux qui étaient assis sur l’herbe, près de Novinha, lui adressèrent des regards furtifs, impatients de voir comment elle réagirait, douloureusement conscients du fait que le Porte-Parole avait raison, qu’ils ne l’aimaient pas, qu’ils avaient à la fois peur et pitié d’elle.
— Dites-moi, est-ce l’homme que vous connaissiez ? Il passait plus d’heures dans les bars que n’importe qui, mais il ne s’y fit jamais un seul ami ; la camaraderie de l’alcool n’était pas pour lui. On ne pouvait même pas deviner ce qu’il avait bu. Il était morne et agressif même lorsqu’il n’avait pas bu ; toujours morne et agressif quand il perdait connaissance… Personne ne pouvait voir la moindre différence. Vous ne lui avez jamais connu d’amis et vous n’étiez pas contents de le voir entrer dans une pièce. Voilà l’homme que vous connaissiez presque tous. Cão. À peine un homme.
Oui, pensèrent-ils, il était bien ainsi. À présent, ils avaient surmonté le choc provoqué par l’absence de convenances. Ils avaient compris que le Porte-Parole ne voulait pas affadir l’histoire. Néanmoins, ils étaient toujours gênés. Car il y avait une note ironique, non dans les paroles, mais dans la voix. « À peine un homme », avait-il dit. Mais, naturellement, c’était un homme et ils prirent vaguement conscience du fait que, si le Porte-Parole comprenait ce qu’ils pensaient de Marcão, il n’était pas nécessairement d’accord.
— Quelques autres, les employés de la fonderie de Bairro das Fabricadoras, savaient qu’il était fort et digne de confiance. Ils savaient qu’il ne prétendait jamais pouvoir faire ce dont il se sentait incapable, et qu’il faisait toujours ce qu’il disait pouvoir faire. On pouvait compter sur lui. Ainsi, dans l’enceinte de la fonderie, il jouissait de leur respect. Mais, une fois la porte franchie, ils le traitaient comme tout le monde, ignoraient, le méprisaient. »
L’ironie était sensible, à présent. Bien que la voix du Porte-Parole n’eût donné aucun indice – c’était toujours la voix simple et ordinaire du début –, les hommes qui avaient travaillé avec lui la perçurent confusément en eux-mêmes : Nous n’aurions pas dû l’ignorer comme nous l’avons fait. S’il avait une valeur à l’intérieur de la fonderie, peut-être aurions-nous dû le respecter également à l’extérieur.
— Quelques-uns d’entre vous savent également une chose dont vous ne parlez guère. Vous savez que vous l’avez surnommé Cão alors qu’il ne méritait pas encore ce nom. Vous aviez dix, onze, douze ans. Des petits garçons. Il était tellement grand. Vous aviez honte quand vous étiez près de lui. Et peur, parce que vous aviez l’impression d’être à sa merci.
Dom Cristão souffla à son épouse :
— Ils sont venus chercher des racontars, il les met en face de leurs responsabilités.
— Ainsi, vous vous êtes comportés vis-à-vis de lui comme les êtres humains font toujours face à ce qui les dépasse, reprit le Porte-Parole. Vous vous êtes groupés. Comme des chasseurs tentant de tuer un mastodonte. Comme des toreros tentant d’affaiblir un taureau géant avant de lui donner le coup de grâce. Coups sournois, railleries, farces. Pour qu’il tourne continuellement sur lui-même, dans l’incapacité de savoir d’où viendrait le coup suivant. Le piquer avec des épines qui restent sous la peau. L’affaiblir par la douleur. Le rendre fou. Parce que, malgré sa taille, on peut le manipuler ! On peut le faire hurler. On peut le faire fuir. On peut le faire pleurer. Vous voyez ? Il est plus faible que nous, finalement.
Ela était furieuse. Elle voulait qu’il accuse Marcão, pas qu’il l’excuse. Son enfance malheureuse ne lui donnait pas le droit d’assommer sa femme chaque fois que l’idée lui en traversait la tête.
— Il n’y a pas de honte à cela. Vous étiez des enfants, à cette époque, et les enfants sont cruels sans le savoir. Vous n’agiriez plus ainsi. Mais, comme je vous ai remis cela en mémoire, il vous est facile de trouver une explication. Vous l’appeliez Chien ; il en est devenu un. Pour le reste de sa vie. Frappant les gens sans défense, battant sa femme. Parlant si cruellement et injurieusement à son fils, Miro, qu’il le chassa de la maison. Il agissait comme vous l’aviez traité, devenant ce que, selon vous, il était. »
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