Sa voix était moins puissante, à présent. Les Lusos tendirent l’oreille.
— Elle modela sa vie dès l’instant de sa conception. Les gènes que lui donnèrent ses parents se combinèrent de telle façon que, dès l’âge de la puberté, les cellules de ses glandes entamèrent une transformation régulière et irréversible en tissus graisseux. Le Docteur Navio pourrait mieux que moi vous expliquer cette évolution. Marcão savait depuis l’enfance qu’il était victime de cette affection ; ses parents l’apprirent avant de mourir de la Descolada ; Gusto et Cida étaient au courant parce qu’ils avaient effectué des tests biologiques sur tous les habitants de Lusitania. Tous étaient morts. Une seule autre personne savait, celle qui avait hérité des dossiers biologiques. Novinha.
Le Docteur Navio fut troublé. Si elle était au courant avant leur mariage, elle savait certainement que presque tous les gens atteints de cette maladie étaient stériles. Pourquoi l’avait-elle épousé alors qu’elle savait qu’il n’avait pas la moindre chance d’engendrer des enfants ? Puis il comprit ce qu’il aurait dû constater beaucoup plus tôt, à savoir que Marcão n’était pas une exception rare à l’évolution de la maladie. Il n’y avait pas d’exception. Navio rougit. Ce que le Porte-Parole était sur le point de dire était innommable.
— Novinha savait que Marcão se mourait, reprit le Porte-Parole. Elle savait également, avant de l’épouser, qu’il était absolument et totalement stérile.
Quelques instants s’écoulèrent avant que le sens de ces paroles soit clairement assimilé. Ela eut l’impression que ses organes se transformaient en eau à l’intérieur de son corps. Elle vit, sans tourner la tête, que Miro était devenu rigide, que ses joues avaient pâli.
Le Porte-Parole poursuivit, malgré les murmures de la foule :
— J’ai vu les examens génétiques. Marcão Maria Ribeira n’a conçu aucun enfant. Son épouse a eu des enfants, mais ce n’étaient pas les siens, et il le savait, et elle savait qu’il le savait. Cela faisait partie du marché qu’ils avaient conclu lorsqu’ils s’étaient mariés.
Les murmures se muèrent en conversations, les grognements en plaintes et, lorsque le bruit arriva à son paroxysme, Quim se leva d’un bond et cria, hurla, au Porte-Parole :
— Ma mère n’est pas une femme adultère ! Je vous tuerai si vous la traitez de putain !
Ses derniers mots retentirent dans le silence. Le Porte-Parole ne répondit pas. Il se contenta d’attendre, son regard fixé sur le visage enflammé. Jusqu’au moment où Quim se rendit compte que c’était lui, pas le Porte-Parole, qui avait prononcé les paroles qui retentissaient encore à ses oreilles. Il frémit. Il regarda sa mère, assise par terre près de lui, mais sans rigidité, désormais, tassée sur elle-même et petite, fixant ses mains qui tremblaient sur ses genoux.
— Dis-leur, maman, pressa Quim.
Sa voix lui parut plus suppliante qu’il ne croyait. Elle ne répondit pas. Elle ne prononça pas un mot, ne se tourna pas vers lui. S’il n’avait pas été convaincu du contraire, il aurait cru que ses mains tremblantes étaient un aveu, qu’elle avait honte , comme si ce que le Porte-Parole venait de dire était la vérité que Dieu en personne aurait confiée à Quim, s’il avait posé la question. Il se souvint du Père Mateu décrivant les tourments de l’enfer : Dieu crache sur les adultères, ils ridiculisent le pouvoir de création qu’il partage avec eux, ils n’ont pas, en eux, la bonté susceptible de les distinguer des amibes. Quim eut un goût de bile dans la bouche. Ce que le Porte-Parole venait de dire était vrai.
— Mamãe , dit-il d’une voix forte, ironiquement, quem fôde p’ra fazer-me ?
Les auditeurs sursautèrent. Olhado se dressa immédiatement, les poings serrés. Ce n’est qu’à cet instant que Novinha réagit, tendant la main pour empêcher Olhado de frapper son frère. Quim remarqua à peine qu’Olhado s’était dressé pour défendre leur mère ; il constata seulement que Miro ne l’avait pas fait. Miro avait également compris que c’était vrai.
Quim respira profondément puis pivota sur lui-même, paraissant un instant égaré ; ensuite, il se fraya un chemin dans la foule. Personne ne lui adressa la parole, mais tout le monde le regarda partir. Si Novinha avait nié l’accusation, ils l’auraient crue, ils auraient lynché le Porte-Parole qui avait osé accuser la fille d’Os Venerados d’un tel péché. Mais elle n’avait pas nié. Elle avait laissé son propre fils l’accuser de façon obscène et n’avait pas protesté. C’était vrai. Et, à présent, ils écoutaient avec fascination. Rares étaient ceux qui se trouvaient réellement impliqués.
Ils avaient simplement envie de savoir qui était le père des enfants de Novinha.
Le Porte-Parole reprit calmement le fil de son histoire :
— Après la mort de ses parents, et avant la naissance de ses enfants, Novinha n’a aimé que deux personnes. Pipo fut son deuxième père. Novinha lia son existence à lui ; pendant quelques brèves années, elle sut ce que signifiait une véritable vie de famille. Puis il mourut et Novinha crut qu’elle l’avait tué.
Les gens assis près de la famille de Novinha virent Quara s’agenouiller devant Ela et l’entendirent demander :
— Pourquoi Quim s’est-il mis en colère ?
Ela répondit à voix basse :
— Parce que papai n’était pas vraiment notre père.
— Oh ! fit Quara. Le Porte-Parole est-il notre père, à présent ?
Elle paraissait pleine d’espoir. Ela la fit taire.
— Le soir de la mort de Pipo, poursuivit le Porte-Parole, Novinha lui montra une de ses découvertes en rapport avec la Descolada et la façon dont elle agit sur les plantes et les animaux de Lusitania. Pipo, contrairement à elle, vit toutes les conséquences de son travail. Il se précipita dans la forêt où attendaient les piggies. Peut-être leur dit-il ce qu’il avait découvert. Peut-être le devinèrent-ils. Mais Novinha se considéra comme responsable parce qu’elle lui avait communiqué un secret que les piggies voulaient absolument garder, même au prix d’un assassinat.
» Il était trop tard pour défaire ce qui avait été fait. Mais elle pouvait empêcher que cela ne se reproduise. De sorte qu’elle cacha toutes les archives liées à la Descolada et à ce qu’elle avait montré à Pipo ce soir-là. Elle savait qui ces archives étaient susceptibles d’intéresser. C’était Libo, le nouveau Zenador. Si Pipo avait été son père, Libo avait été son frère, et plus que son frère. La mort de Pipo était difficile à accepter, mais celle de Libo l’aurait été davantage. Il demanda les archives. Il exigea de les voir. Elle répondit qu’elle ne lui permettrait jamais de les examiner.
» Ils savaient tous les deux exactement ce que cela signifiait. S’il l’épousait, il pourrait passer outre aux protections de ces archives. Ils s’aimaient désespérément, ils avaient plus que jamais besoin l’un de l’autre, mais Novinha ne pourrait jamais l’épouser. Il ne promettrait jamais de ne pas lire ses dossiers et, même s’il avait fait une telle promesse, il n’aurait pas pu la tenir. Il comprendrait certainement ce que son père avait compris. Il mourrait.
» Refuser de l’épouser était une chose. Vivre sans lui en était une autre. De sorte qu’elle ne vécut pas sans lui. Elle conclut un marché avec Marcão. Elle l’épouserait devant la loi, mais son mari véritable et le père de ses enfants serait – fut – Libo. »
Bruxinha, la veuve de Libo, se dressa sur ses jambes tremblantes, le visage couvert de larmes, et gémit :
— Mentira, mentira .
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