— Mais si, pour une raison ou une autre, ils décident de nous traiter en rebelles ?
— Eh bien, si la situation s’aggravait encore, nous pourrions tout recopier dans la mémoire locale, puis couper l’ansible.
— Puisse Dieu nous venir en aide, soupira Dona Cristã. Nous serions totalement isolés.
L’Evêque Peregrino parut contrarié.
— Quelle idée ridicule, sœur Détestai o Pecado. Croyez-vous que le Christ soit tributaire de l’ansible ? Que le Congrès ait le pouvoir de réduire le Saint-Esprit au silence ?
Dona Cristã rougit et se remit au travail sur le terminal.
Le secrétaire de l’évêque apporta un document récapitulant une liste de dossiers.
— Il est inutile d’intégrer ma correspondance personnelle à la liste, dit l’évêque. J’ai déjà envoyé les messages nécessaires. Nous laisserons l’Eglise décider quelles lettres valent la peine d’être conservées. Elles n’ont pour moi aucune valeur.
— L’évêque est prêt, annonça Dom Cristão.
Immédiatement, son épouse quitta le terminal et le secrétaire prit sa place.
— À propos, dit Bosquinha, j’ai pensé que vous aimeriez être informés. Le Porte-Parole a annoncé que ce soir, sur la praça, il Parlerait la mort de Marcão Maria Ribeira. (Bosquinha regarda sa montre.) Très bientôt, en fait.
— Pourquoi, demanda ironiquement l’évêque, pensiez-vous que cela nous intéresserait ?
— J’ai cru que vous voudriez peut-être y envoyer un représentant ?
— Merci de nous avoir prévenus, dit Dom Cristão. Je crois que je vais y aller. J’ai envie d’entendre ce que va dire l’homme qui a Parlé la mort de San Angelo. (Il se tourna vers l’évêque :) Je vous raconterai ce qu’il a dit, si vous voulez.
L’évêque se carra dans son fauteuil.
— Je vous remercie, mais un de mes collaborateurs y assistera.
Bosquinha sortit du bureau de l’évêque, descendit rapidement l’escalier, franchit le portail de la cathédrale. Elle devait regagner rapidement ses services parce que, quels que soient les projets du Congrès, les messages lui seraient adressés.
Elle ne l’avait pas évoqué devant les chefs religieux mais elle savait parfaitement bien, du moins sur un plan général, pourquoi le Congrès agissait ainsi. Les paragraphes qui donnaient au Congrès le droit de traiter Lusitania comme une colonie rebelle étaient tous liés aux réglementations relatives aux contacts avec les piggies.
De toute évidence, les xénologues avaient commis une grave erreur. Comme Bosquinha n’avait connaissance d’aucune violation, il devait s’agir de choses tellement peu visibles que les satellites, seuls appareils d’enregistrement dont les résultats étaient directement transmis à la commission, sans passer par Bosquinha, les avaient perçues. Bosquinha s’était demandé ce que Miro et Ouanda avaient bien pu faire… Déclenché un incendie de forêt ? Abattu des arbres ? Provoqué une guerre entre les tribus de piggies ? Tout ce qui lui vint à l’esprit lui parut absurde.
Elle tenta de les convoquer afin de les interroger, mais ils étaient partis, bien entendu. De l’autre côté de la clôture, dans la forêt, poursuivant vraisemblablement les activités qui faisaient peser une possibilité de destruction sur la colonie de Lusitania. Bosquinha se rappela qu’ils étaient jeunes, qu’il s’agissait sans doute d’une erreur juvénile ridicule.
Mais ils n’étaient pas aussi jeunes que cela, et comptaient parmi les esprits les plus brillants d’une colonie comportant de nombreuses personnes très intelligentes. Heureusement que le Code Stellaire interdisait aux gouvernements de posséder des instruments de châtiment susceptibles d’être utilisés pour la torture. Pour la première fois de son existence, Bosquinha éprouva une telle fureur qu’elle fut convaincue qu’elle aurait utilisé ces instruments, si elle les avait eus. Je ne sais pas ce que vous vouliez faire, Miro et Ouanda, je ne sais pas ce que vous avez fait ; mais, quel qu’ait été votre objectif, l’ensemble de la communauté va payer. Et, d’une façon ou d’une autre, s’il y a une justice, je vous obligerai à rembourser.
Beaucoup de gens avaient dit qu’ils n’iraient pas écouter le Porte-Parole… C’étaient de bons catholiques, n’est-ce pas ? L’évêque ne leur avait-il pas expliqué que le Porte-Parole était la voix de Satan ?
Mais on murmura également d’autres choses, après l’arrivée du Porte-Parole. Des rumeurs, essentiellement, mais Milagre était une communauté de petite taille, où les rumeurs constituaient le piment d’une existence insipide ; et les rumeurs n’ont de valeur que lorsqu’on les croit. Ainsi, on raconta que Quara, fille de Marcão, qui restait silencieuse depuis sa mort, était à présent si bavarde qu’elle avait des ennuis à l’école. Et Olhado, le jeune garçon mal élevé, aux yeux métalliques et repoussants – on disait qu’il paraissait soudain joyeux et enthousiaste. Peut-être fou. Peut-être possédé. Les rumeurs commencèrent à laisser supposer que le Porte-Parole était capable de guérir par imposition des mains, qu’il avait le mauvais œil, que sa bénédiction rendait l’intégrité, que sa malédiction pouvait tuer, que ses paroles pouvaient persuader d’obéir. Tout le monde n’entendit pas cela, naturellement, et tous ceux qui l’entendirent ne le crurent pas. Mais, pendant les quatre jours qui séparèrent l’arrivée du Porte-Parole du soir où il Parla la mort de Marcão Ribeira, la communauté de Milagre décida, sans annonce officielle, qu’elle se rendrait à la réunion et écouterait ce que le Porte-Parole avait à dire, quelles que soient les recommandations de l’évêque.
Ce fut la faute de ce dernier. Compte tenu de sa position, le fait de déclarer que le Porte-Parole était satanique l’avait placé le plus loin possible de lui-même et des catholiques : le Porte-Parole est notre antithèse. Mais pour ceux qui, sur le plan théologique, n’étaient guère évolués, alors que Satan était effrayant et puissant, Dieu l’était également. Ils comprenaient parfaitement le continuum du bien et du mal auquel l’évêque faisait allusion mais, de leur point de vue, le continuum de la puissance et de la faiblesse était beaucoup plus intéressant… C’était celui au sein duquel se déroulait leur vie quotidienne. Et, dans le cadre de ce continuum, ils étaient faibles alors que Dieu, Satan et l’évêque étaient forts. L’évêque, en accordant une telle importance au Porte-Parole, en avait fait son égal. La population, de ce fait, était prête à croire les allusions murmurées aux miracles.
Ainsi, bien que l’annonce eût été faite à peine une heure avant la réunion, la praça était pleine, la population s’étant rassemblée dans les bâtiments qui l’entouraient, ainsi que dans les rues et impasses voisines. Bosquinha, comme l’exigeait la loi, avait prêté au Porte-Parole le petit micro qu’elle employait lors des rares réunions publiques. Les gens se tournèrent vers l’estrade sur laquelle il prendrait place ; ils regardèrent autour d’eux afin de voir qui était présent. Tout le monde l’était, naturellement. La famille de Marcão, bien entendu. Madame le Maire, bien entendu. Mais aussi Dom Cristão, Dona Cristã et de nombreux prêtres de la cathédrale. Le Docteur Navio. La veuve de Pipo, l’archiviste. La veuve de Libo, Bruxinha, et ses enfants. On racontait que le Porte-Parole avait l’intention de Parler la mort de Pipo et de Libo, plus tard.
Et, finalement, à l’instant où Ender monta sur l’estrade, la rumeur parcourut rapidement la praça : l’Evêque Peregrino était là. Pas vêtu de ses habits officiels mais portant une simple soutane. Venu en personne écouter les blasphèmes du Porte-Parole ! De nombreux citoyens de Milagre éprouvèrent un délicieux frisson d’impatience. L’évêque se lèverait-il afin de frapper miraculeusement Satan ? Y aurait-il une bataille comparable à celles de l’Apocalypse de saint Jean ?
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