De sorte qu’elle entreprit des recherches, remontant la piste de leurs voyages parmi les étoiles. Lorsque la fille de Valentine, Syfte, eut quatre ans, et son fils, Ren, deux ans, Plikt vint la voir. Elle enseignait à l’université, à cette époque, et elle montra à Valentine son récit publié. Elle l’avait présenté comme une fiction mais elle était vraie, naturellement, cette histoire du frère et de la sœur qui étaient les gens les plus âgés de l’univers, nés sur la Terre avant que les colonies aient été implantées sur les autres planètes, et qui errèrent ensuite de monde en monde, déracinés, en quête.
Valentine constata avec soulagement – et, bizarrement, déception – que Plikt n’avait pas mentionné qu’Ender était le premier Porte-Parole des Morts ni que Valentine était Démosthène. Mais elle connaissait assez bien leur histoire pour raconter leurs adieux, lorsqu’elle avait décidé de rester avec son mari, et lui de partir. La scène était beaucoup plus tendre et sentimentale que dans la réalité ; Plikt avait écrit ce qui aurait dû arriver si Ender et Valentine avaient eu davantage le sens du théâtre.
— Pourquoi as-tu écrit cela ? demanda Valentine.
— N’est-ce pas assez bon pour que cela constitue une raison suffisante ?
Cette réponse détournée amusa Valentine mais ne la découragea pas.
— Que représentait mon frère, pour toi, qui puisse justifier les recherches nécessaires à l’écriture de ce livre ?
— Ce n’est toujours pas la bonne question, dit Plikt.
— Apparemment, je suis en train d’échouer à un examen quelconque. Peux-tu me mettre sur la piste de la question que je devrais poser ?
— Ne soyez pas fâchée. Vous devriez me demander pourquoi j’ai écrit un roman et pas une biographie.
— Alors, pourquoi ?
— Parce que j’ai découvert qu’Andrew Wiggin, Porte-Parole des Morts est Ender Wiggin, le Xénocide.
Bien qu’Ender soit parti depuis quatre ans, il était encore à dix-huit ans de sa destination. Valentine fut saisie de terreur à l’idée de ce qui risquait de se produire s’il arrivait à Lusitania sous les traits de l’individu le plus haïssable de l’histoire humaine.
— Ne craignez rien, madame Wiggin. Si j’avais voulu le dire, j’aurais pu le faire. Lorsque j’ai trouvé, je me suis rendu compte qu’il regrettait ce qu’il avait fait. Et quelle pénitence magnifique ! C’est le Porte-Parole des Morts qui a présenté son acte comme un crime innommable… Alors, il a pris le titre de Porte-Parole, comme des centaines d’autres, et a joué le rôle de son propre accusateur sur vingt planètes.
— Tu as découvert beaucoup de choses, Plikt. Mais tu n’as pratiquement rien compris.
— Je comprends tout ! Lisez ce que j’ai écrit – vous verrez.
Valentine se dit que, puisque Plikt savait tellement de choses, elle pouvait tout aussi bien savoir le reste. Mais ce fut la colère, pas la raison, qui poussa Valentine à confier ce qu’elle n’avait jamais dit.
— Plikt, mon frère n’a pas imité le premier Porte-Parole des Morts. Il a écrit La Reine et l’Hégémon .
Lorsque Plikt comprit que Valentine disait la vérité, elle fut totalement déconcertée. Pendant toutes ces années, elle avait considéré Andrew Wiggin comme un sujet de recherches et le premier Porte-Parole des Morts comme son inspirateur. Découvrir qu’il s’agissait d’une seule et même personne la réduisit au silence pendant une demi-heure.
Puis les deux femmes parlèrent, se firent des confidences et en vinrent à se faire confiance mutuellement, jusqu’au moment où Valentine demanda à Plikt d’être la préceptrice de ses enfants et sa collaboratrice dans ses publications et son enseignement. Jakt fut surpris de cette nouvelle présence dans la demeure mais, finalement, Valentine lui confia les secrets que Plikt avait découverts dans ses recherches, ou bien lui avait arrachés. Ils devinrent la légende de la famille et les enfants grandirent en entendant raconter l’histoire merveilleuse de leur oncle Ender, depuis longtemps disparu, que l’on considérait comme un monstre sur toutes les planètes, mais qui, en réalité, était un peu un sauveur, ou un prophète ou, au moins, un martyr.
Les années passèrent, la famille prospéra et la douleur liée à la disparition d’Ender devint, pour Valentine, de la fierté et, finalement, une grande impatience. Elle voulait qu’il arrive rapidement sur Lusitania, qu’il résolve le problème des piggies, qu’il accomplisse son destin apparent d’apôtre des ramen. Ce fut Plikt, la bonne luthérienne, qui apprit à Valentine à concevoir la vie d’Ender en termes religieux ; la stabilité inébranlable de sa vie de famille, et le miracle que constituait chacun de ses cinq enfants se combinèrent pour insinuer en elle des émotions, sinon des doctrines, de foi.
Cela affecta aussi les enfants, bien entendu. L’histoire de l’oncle Ender, du fait qu’ils ne pouvaient en parler à personne, acquit des connotations surnaturelles. Syfte, l’aînée, était particulièrement intriguée et, même lorsqu’elle atteignit vingt ans, et que la rationalité prit le pas sur l’adoration primitive, enfantine, de l’oncle Ender, elle resta obsédée par lui. C’était un être de légende, pourtant il vivait encore, sur une planète où il n’était pas impossible de se rendre.
Elle ne dit rien à ses parents, cependant elle se confia à son ancienne préceptrice :
— Un jour, Plikt, je le rencontrerai. Je le rencontrerai et je l’aiderai dans son travail.
— Qu’est-ce qui te fait croire qu’il aura besoin d’aide ? De ton aide, en tout cas ?
Plikt restait toujours sceptique jusqu’à ce que son élève l’ait convaincue.
— Il n’a pas agi seul, la première fois, n’est-ce pas ?
Et les rêves de Syfte l’entraînaient vers l’inconnu, loin des neiges de Trondheim, vers une planète lointaine sur laquelle Ender Wiggin n’avait pas encore posé le pied. Habitants de Lusitania, vous ne savez pas quel grand homme va marcher sur votre terre et se charger de votre fardeau. Et je le rejoindrai, le moment venu, bien que cela soit une génération trop tard… Sois prête à me recevoir, moi aussi, Lusitania. Dans son vaisseau interstellaire, Ender Wiggin ignorait qu’il transportait avec lui le fret des rêves des autres. Il n’y avait que quelques jours qu’il avait laissé Valentine en larmes sur le quai. Pour lui, Syfte n’avait pas de nom ; elle était le gonflement du ventre de Valentine et rien de plus. Il commençait tout juste à ressentir la douleur de l’absence de Valentine – douleur qu’elle avait surmontée depuis longtemps. Et ses pensées étaient très éloignées de ses nièces et neveux inconnus, sur une planète de glace.
Il pensait à une jeune fille solitaire et torturée, Novinha, se demandant quel effet auraient sur elle les vingt-deux ans du voyage, ce qu’elle serait devenue quand ils se rencontreraient. Car il l’aimait, comme on peut seulement aimer un être qui est un écho de soi-même au moment du chagrin le plus intense.
Leur seul contact avec les autres tribus semble être la guerre. Lorsqu’ils racontent des histoires (généralement par temps de pluie), elles évoquent pratiquement toujours les batailles et les héros. Elles se terminent toujours par la mort, celle des héros comme celle des lâches. Si l’on peut se fier aux indications contenues dans ces récits, les piggies n’espèrent pas survivre à la guerre. Et ils ne s’intéressent absolument pas aux femelles des ennemis, qu’il s’agisse de viol, de meurtre ou d’esclavage, traitements traditionnellement réservés par les êtres humains aux femmes des soldats vaincus.
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