« Ender dit que lorsque la flotte de guerre qu’il a armée nous atteindra, le Congrès stellaire a prévu de détruire cette planète. »
« Intéressant. »
« Vous n’avez pas peur de la mort ? »
« Nous n’avons pas l’intention d’être ici quand la flotte arrivera. »
Qing-jao n’était plus la petite fille dont les mains avaient saigné en secret. Sa vie s’était transformée dès lors que sa qualité d’élue des dieux avait été prouvée, et dans les dix années qui avaient suivi ce jour elle avait fini par accepter la voix des dieux dans sa vie et le rôle que cette distinction lui donnait dans la société. Elle apprit à accepter les privilèges qu’on lui conférait et les honneurs qu’on lui rendait comme des cadeaux destinés en réalité aux dieux. Elle apprit de son père à ne pas se montrer hautaine, mais à devenir au contraire de plus en plus humble à mesure que les dieux et le peuple lui confiaient des fardeaux de plus en plus lourds.
Elle prenait ses obligations au sérieux et y trouvait de la joie. Elle avait en dix ans accompli un cycle d’études rigoureux et exaltant. Son corps était façonné par des exercices pratiqués avec d’autres enfants : course à pied, natation, équitation, combat à l’épée, combat au bâton, combat aux ossements. Avec d’autres enfants, elle mémorisait des langues – le stark, langue commune interstellaire, qu’on tapait au clavier des ordinateurs ; le chinois ancien, qu’on chantait du fond de la gorge et dont on dessinait les élégants idéogrammes sur du papier de riz ou du sable fin ; et le chinois moderne, tout juste bon à être prononcé avec la bouche et noté avec un vulgaire alpha – et sur du papier ordinaire ou dans la poussière. Personne, à l’exception de Qing-jao elle-même, n’était surpris qu’elle ait assimilé toutes ces langues bien plus vite, bien plus facilement et bien plus à fond que n’importe quel autre enfant.
D’autres professeurs lui donnaient des cours particuliers. C’est ainsi qu’elle apprit les sciences, l’histoire, les mathématiques et la musique. Chaque semaine, elle allait voir son père et passait une demi-journée avec lui pour lui montrer tout ce qu’elle avait appris et écouter ses observations. Des éloges la faisaient regagner sa chambre en dansant d’allégresse tout le long du chemin ; à la moindre remontrance, elle passait des heures à suivre les lignes du bois dans sa salle de travail jusqu’à ce qu’elle se sente digne de se remettre à étudier.
Un autre aspect de son instruction était totalement personnel. Elle avait par elle-même constaté que son père avait une telle fermeté qu’il pouvait remettre à plus tard ses témoignages d’obéissance aux dieux. Elle savait que, lorsque les dieux exigeaient un rite de purification, la soif de pureté, le besoin de leur obéir étaient si exquis qu’on ne pouvait les ignorer. Et pourtant, son père réussissait par quelque méthode secrète à les ignorer au moins assez longtemps pour avoir le loisir d’accomplir ses rites en privé. Qing-jao, qui désirait ardemment pouvoir disposer de la même fermeté, commença à se discipliner pour retarder l’accomplissement du rite. Lorsque les dieux lui faisaient sentir son accablante indignité et que ses yeux commençaient à chercher des lignes dans le bois ou qu’elle avait l’impression que ses mains étaient d’une saleté intolérable, elle attendait, tentant de se concentrer sur ce qui se passait autour d’elle et de repousser l’acte d’obéissance le plus longtemps possible.
Au début, c’était un vrai triomphe si elle arrivait à retarder sa purification d’une minute entière et, quand sa résistance était vaincue, les dieux la punissaient en rendant le rituel encore plus pénible et plus difficile qu’à l’ordinaire. Mais elle refusait d’abandonner. N’était-elle pas la fille de Han Fei-tzu ? Avec le temps, au fil des années, elle apprit ce que son père avait appris : qu’on pouvait vivre avec cette soif de pureté, la contenir – souvent des heures durant – comme un brasier enchâsse dans un coffret de jade translucide, un feu terrible et redoutable, le feu des dieux qui brûlait en son cœur.
Ensuite, quand elle était seule, elle pouvait ouvrir ce coffret et laisser sortir le feu, non pas en une éruption unique et effroyable, mais lentement, graduellement, se laissant envahir par sa lumière tandis qu’elle inclinait la tête pour scruter le grain du bois sur le parquet, ou qu’elle se penchait sur l’aiguière consacrée pour ses ablutions, se frottant tranquillement et méthodiquement les mains avec la ponce, la soude et l’aloès.
Ainsi traduisait-elle la voix courroucée des dieux en une pratique rituelle rigoureuse et personnelle. Ce n’était qu’en de rares moments de soudaine détresse qu’elle perdait son sang-froid et se jetait aux pieds d’un précepteur ou d’un visiteur. Elle acceptait ces humiliations comme un moyen qu’avaient les dieux de lui rappeler que leur pouvoir sur sa personne était absolu, que sa maîtrise de soi habituelle n’était que tolérée pour leur divertissement. Elle se contentait de cette discipline imparfaite. Après tout, il aurait été présomptueux de sa part d’égaler la maîtrise de soi que son père avait portée à la perfection. Sa noblesse extraordinaire venait de ce qu’il jouissait du respect des dieux, qui n’exigeaient donc pas de lui qu’il s’humiliât en public ; elle n’avait rien fait pour mériter pareil honneur.
En dernier lieu, la formation de Qing-jao comprenait un jour hebdomadaire de labeur vertueux avec les gens du commun. Ce labeur vertueux n’était évidemment pas le travail que les gens du commun faisaient chaque jour dans leurs bureaux et leurs usines, mais le travail éreintant dans les rizières. Tous les habitants de la Voie – hommes, femmes et enfants – devaient s’astreindre à cette corvée, se pencher et se baisser dans l’eau qui leur arrivait à mi-mollets pour planter et récolter le riz, sous peine d’être déchus de leur citoyenneté.
— Voilà comment nous honorons nos ancêtres, lui avait un jour expliqué son père quand elle était petite. Nous leur montrons qu’aucun d’entre nous n’aura jamais l’arrogance de se soustraire à cette noble tâche.
Le riz qui était le fruit du labeur vertueux était considéré comme sacré ; il était offert dans les temples et se consommait lors des fêtes religieuses ; il était placé dans de petits bols comme offrande aux dieux du foyer.
Un jour, quand Qing-jao avait douze ans, il faisait atrocement chaud et elle était impatiente de terminer un travail sur un projet de recherche.
— Ne m’obligez pas à aller aux rizières aujourd’hui, dit-elle à son précepteur. Ce que je suis en train de faire ici est tellement plus important.
Le précepteur fit une révérence et s’en alla, mais bientôt le père de Qing-jao entra dans sa chambre. Il portait une lourde épée, et Qing-jao hurla de terreur lorsqu’il la brandit au-dessus de sa tête. Avait-il l’intention de la tuer pour avoir prononcé des paroles aussi sacrilèges ? Mais il ne lui fit aucun mal – comment avait-elle pu s’imaginer qu’il en soit capable ? Au lieu de quoi, l’épée s’abattit sur son terminal informatique. Les pièces métalliques se tordirent ; le plastique vola en éclats. La machine était détruite.
Le père de Qing-jao n’éleva pas la voix. C’est dans un chuchotement presque inaudible qu’il lui dit :
— Premièrement, les dieux. Deuxièmement, les ancêtres. Troisièmement, le peuple. Quatrièmement, les souverains. Le moi en dernier.
C’était la plus limpide expression de la Voie. C’était pour cette raison que cette planète avait été colonisée à origine. Qing-jao avait oublié une chose : si elle était trop occupée pour s’acquitter du labeur vertueux, elle n’était plus sur la Voie.
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