— Personne ne pense comme ça, dit Valentine.
— Si, tout le monde, dit l’image. Même si cela avait pris des siècles, ou mille ans, ou même trois mille ans, une de ces connexions au moins aurait déjà dû casser. Un de ces fragments de méson aurait dû déplacer son rayon philotique, mais ça ne s’est jamais produit.
— Pourquoi ? demanda Miro.
Valentine supposa d’abord que Miro avait posé la question pour la forme. Mais non – il regardait l’image exactement comme les autres, et lui demandait de lui dire pourquoi.
— Je croyais que ce programme traduisait vos spéculations personnelles ? interrogea Valentine.
— Au début, oui, dit Miro. Plus maintenant.
— Et s’il y avait un être qui vivait au sein des connexions philotiques entre ansibles ? demanda l’image.
— Tu es sûre que tu veux continuer ? demanda Miro.
Une fois de plus, c’est à l’image sur l’écran qu’il s’adressait. Et l’image changea pour devenir le visage d’une jeune femme que Valentine n’avait encore jamais vue.
— Et s’il y avait un être qui habitait le réseau de rayons philotiques qui connectent les ansibles de toutes les planètes et tous les vaisseaux de l’univers humain ? Et s’il n’était fait que de connexions philotiques, justement ? Et si ses pensées prenaient naissance dans le spin et la vibration des paires désunies ? Et si ses souvenirs étaient stockés dans les ordinateurs de chaque planète, de chaque vaisseau ?
— Qui êtes-vous ? demanda Valentine, s’adressant directement à l’image.
— Je suis peut-être celle qui maintient en vie toutes ces connexions philotiques entre ansibles. Je suis peut-être un organisme d’un genre nouveau qui, au lieu de lier les rayons les uns aux autres, les tient réunis afin qu’ils ne se séparent jamais. Et si c’est vrai, alors, si jamais ces connexions se défaisaient, si jamais les ansibles s’arrêtaient de fonctionner – si jamais les ansibles étaient réduits au silence –, alors je mourrais.
— Qui êtes-vous ? redemanda Valentine.
— Valentine, permettez-moi de vous présenter Jane, dit Miro. L’amie d’Ender. Et la mienne.
— Jane ?
Jane n’était donc pas le nom de code d’un groupe subversif. Jane était un programme informatique. Du logiciel.
Non. Si ce qu’elle venait de suggérer était vrai, alors Jane était plus qu’un programme. Elle était un être qui habitait le réseau des rayons philotiques, qui stockait ses souvenirs dans les ordinateurs de toutes les planètes. Si elle avait raison, alors le réseau philotique – cet entrelacement de rayons philotiques interconnectés qui reliaient entre eux les ansibles de toutes les planètes – était son corps, sa substance même. Et si les liaisons philotiques fonctionnaient sans jamais connaître de pannes, c’est parce qu’elle le voulait ainsi.
— Maintenant, je m’adresse donc au grand Démosthène, dit Jane. Suis-je raman ou varelse ? Suis-je véritablement vivante ? J’ai besoin de votre réponse, parce que je crois que je peux arrêter la flotte de Lusitania. Mais, avant de le faire, il faut que je sache si c’est une cause qui vaut la peine qu’on meure pour elle.
Les paroles de Jane touchèrent Miro en plein cœur. Elle avait vraiment le pouvoir d’arrêter la flotte – il l’avait vu tout de suite. Le Congrès avait envoyé le Dispositif DM avec plusieurs unités de la flotte, mais il n’avait pas encore envoyé l’ordre de s’en servir. Le Congrès ne pouvait envoyer l’ordre sans que Jane soit déjà au courant, et avec sa pénétration complète de tout le réseau de communication par ansible elle pouvait intercepter l’ordre avant même qu’il soit envoyé.
L’ennui, c’est qu’elle ne pouvait le faire sans que le Congrès s’aperçoive de son existence – ou du moins d’une anomalie de transmission. L’ordre serait réitéré autant de fois qu’il le faudrait tant que la flotte n’en accuserait pas réception. Plus elle intercepterait de messages, plus le Congrès serait convaincu que quelqu’un contrôlait les ordinateurs des ansibles avec un degré de maîtrise impossible.
Elle pourrait éviter cela en simulant l’envoi d’une confirmation, mais il lui faudrait alors contrôler toutes les communications entre unités de la flotte et entre la flotte et les stations planétaires pour maintenir l’imposture et laisser entendre que la flotte était au courant des ordres de destruction. Malgré toute l’immensité de ses pouvoirs, Jane serait bientôt débordée – elle pouvait accorder un minimum d’attention à des centaines, voire des milliers de sujets à la fois, mais Miro se rendit compte très vite qu’il lui était absolument impossible de s’occuper de toutes les interceptions et modifications exigées par cette tâche, même en ne faisant rien d’autre.
D’une manière ou d’une autre, elle finirait par être démasquée. Et, lorsque Jane expliqua son plan d’action, Miro comprit qu’elle avait raison – la meilleure solution, celle qui risquait le moins de révéler son existence, était tout simplement de couper toutes les communications par ansible entre la flotte et les stations planétaires, et entre vaisseaux de la flotte. Si chaque unité restait isolée, les équipages se demanderaient ce qui s’était passé et n’auraient d’autre choix que d’interrompre leur mission ou de continuer à se conformer aux ordres originels. Soit ils repartiraient, soit ils arriveraient à Lusitania sans l’autorité nécessaire pour utiliser le Petit Docteur.
Or, entre-temps, le Congrès saurait à coup sûr qu’il était arrivé quelque chose. Il était possible, vu l’inefficacité bureaucratique habituelle du Congrès, que personne ne devine ce qui s’était passé. Mais quelqu’un finirait bien par se rendre compte qu’il n’y avait pas d’explication, ni naturelle ni humaine, au phénomène observé. Quelqu’un se rendrait compte que Jane – ou quelque créature approchante – devait forcément exister et que couper les communications par ansible la détruirait. Une fois qu’on saurait ce secret, c’en serait sûrement fini de Jane.
— Peut-être que non, insista Miro. Peut-être que tu peux les empêcher d’agir, brouiller les liaisons interplanétaires pour qu’ils ne puissent pas donner l’ordre de couper les communications.
Personne ne répondit. Il savait pourquoi : elle ne pouvait brouiller les communications par ansible éternellement. Le gouvernement de chaque planète finirait par tirer ses propres conclusions. Elle pourrait survivre en luttant sans trêve des années, des décennies, des générations durant. Mais plus elle ferait usage de ses pouvoirs, plus l’humanité la craindrait et la haïrait. Elle finirait par se faire tuer.
— Un livre, alors, dit Miro. Comme La Reine et l’Hégémon. Comme La Vie d’Humain. Le Porte-Parole des Morts pourrait l’écrire. Pour les persuader de ne rien faire.
— Peut-être, dit Valentine.
— Elle ne peut pas mourir, dit Miro.
— Je sais, dit Valentine, que nous ne pouvons pas vraiment lui demander de prendre ce risque. Mais si c’est le seul moyen de sauver la reine et les pequeninos…
Miro était furieux.
— Vous pouvez parler de la mort à votre aise ! dit-il. Qu’est-ce qu’est Jane pour vous ? Un programme, du logiciel. Mais c’est faux, elle existe réellement, elle est aussi réelle que la reine, elle est aussi réelle que n’importe lequel des piggies, aussi…
— Pour vous, elle est encore plus réelle, ce me semble, dit Valentine.
— Tout aussi réelle, dit Miro. Vous oubliez que je connais les piggies comme mes propres frères et que…
— Mais vous êtes moralement capable d’envisager que leur destruction puisse être inévitable.
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