Jamais plus elle ne l’oublierait. Et, avec le temps, elle apprit à aimer le soleil qui lui brûlait le dos, l’eau froide et noirâtre qui baignait ses jambes et ses mains, les tiges du riz jaillissant de la boue comme des doigts qui se mêlaient aux siens. Couverte de la boue des rizières, elle ne se sentait jamais impure, parce qu’elle savait qu’elle se souillait au service des dieux.
Finalement, à l’âge de seize ans, ses études furent terminées. Il ne lui restait qu’à faire ses preuves dans l’exécution d’une tâche d’adulte qui soit assez difficile et assez importante pour n’être confiée qu’à une personne élue par la voix des dieux.
Elle vint trouver le grand Han Fei-tzu dans sa chambre. Comme celle de Qing-jao, c’était un vaste espace dégagé ; comme chez elle, la literie se réduisait à une simple natte sur le sol ; comme chez elle, la pièce était dominée par une table sur laquelle reposait un terminal informatique.
Elle n’était jamais entrée dans la chambre de son père sans voir quelque chose flotter dans la zone d’affichage au-dessus de la console – des schémas, des modèles tridimensionnels, des simulations en temps réel, des mots. Des mots, la plupart du temps. Des lettres ou des idéogrammes flottant dans l’air sur des pages simulées, défilant d’avant en arrière ou de droite à gauche quand son père avait besoin de les comparer.
Dans la chambre de Qing-jao, tout l’espace restant était vide de mobilier. Pour son père, qui ne scrutait pas le grain du bois, un tel degré d’austérité était superflu. Cela dit, ses goûts restaient simples. Un seul tapis – et rarement une pièce très décorée. Une seule table basse, avec une seule sculpture posée dessus. Des murs nus égayés par un seul tableau. Et, vu les dimensions de la pièce, chacun de ces objets y semblait presque perdu, comme la voix amortie de quelqu’un qui crie dans le lointain.
Pour quiconque voyait cette pièce, le message était clair : Han Fei-tzu avait choisi la simplicité. Un exemplaire de chaque chose suffisait à une âme épurée.
Pour Qing-jao, toutefois, le message était tout différent. Car elle savait ce dont aucun étranger à la maison ne se rendait compte : table, tapis, sculpture et tableau étaient changés tous les jours. Et jamais de sa vie elle n’avait revu le même objet. La leçon qu’elle en avait tirée était donc la suivante : une âme pure ne doit pas s’attacher à une seule chose. Une âme pure doit s’exposer à des choses nouvelles tous les jours.
Etant donné la solennité de l’occasion, elle ne vint pas se mettre derrière son père pendant qu’il travaillait pour examiner ce qu’affichait son ordinateur et tenter de deviner ce qu’il était en train de faire. Cette fois, elle se plaça au milieu de la pièce et s’agenouilla sur le tapis uni, de la couleur d’un œuf de rouge-gorge, avec une petite tache dans un coin. Elle garda les yeux baissés, sans même examiner la tache, jusqu’à ce que son père se lève de sa chaise et vienne se planter devant elle.
— Han Qing-jao, ô mon soleil levant, ma fille, laisse rayonner ton visage.
Elle releva la tête, le regarda et sourit.
Il lui rendit son sourire.
— Ce que je vais te proposer n’est pas une tâche facile, même pour un adulte plein d’expérience.
Qing-jao baissa la tête. Elle s’attendait que son père la mette durement à l’épreuve et elle était prête à lui obéir.
— Regarde-moi, Qing-jao.
Elle leva la tête, regarda son père dans les yeux.
— Il ne s’agit pas d’un travail scolaire, mais d’une tâche qui relève du monde réel. Une tâche que m’a confiée le Congrès stellaire, et dont dépend peut-être le destin de nations, de populations et de planètes entières.
Qing-jao était déjà tendue, mais à présent son père lui faisait peur.
— Alors, dit-elle, tu dois confier cette tâche à quelqu’un à qui l’on peut faire confiance, et non à une enfant inexpérimentée.
— Il y a des années que tu n’es plus une enfant, Qing-jao. Es-tu prête à entendre l’énoncé de la tâche qui te revient ?
— Oui, père.
— Que sais-tu de la flotte de Lusitania ?
— Veux-tu que je te dise vraiment tout ce que je sais là-dessus ?
— Je veux que tu me dises tout ce qui te semble important.
C’était donc un genre de test, histoire de voir à quel point elle savait distinguer l’essentiel du futile dans sa connaissance d’un sujet particulier.
— Cette flotte a été envoyée pour mater la rébellion d’une colonie sur Lusitania, où les lois sur la non-intervention dans la vie de la seule espèce extraterrestre connue ont été effrontément transgressées.
Etait-ce suffisant ? Non – le père de Qing-jao attendait toujours.
— D’entrée de jeu, il y a eu controverse, poursuivit-elle. Des essais attribués à un dénommé Démosthène ont causé une certaine agitation.
— Par exemple ?
— Aux planètes colonisées, Démosthène signalait que la flotte de Lusitania représentait un dangereux précédent et que le Congrès stellaire finirait par recourir à la force pour les faire obéir elles aussi – ce n’était qu’une question de temps. Aux planètes catholiques et aux minorités catholiques de toutes les planètes, Démosthène faisait valoir que le Congrès tentait de punir l’évêque de Lusitania pour avoir envoyé des missionnaires chez les pequeninos afin de sauver leurs âmes de l’enfer. Aux savants, Démosthène rappelait que le principe d’indépendance de la recherche était en jeu – toute une planète était menacée d’une attaque militaire parce qu’elle osait préférer le jugement des scientifiques de terrain au jugement émis par des bureaucrates à des années-lumière de là. À tous, Démosthène révélait que la flotte de Lusitania était dotée du dispositif de dislocation moléculaire. Evidemment, c’était un mensonge, mais il y a eu des gens pour le croire.
— Quelle a été l’influence de ces essais ?
— Je ne sais pas.
— Ils ont été très influents. Il y a quinze ans, les tout premiers essais adressés aux colonies ont fait tellement d’effet qu’ils ont failli causer une révolution.
Une quasi-rébellion dans les colonies ? Il y avait quinze ans ? Qing-jao avait connaissance d’un seul événement de ce genre, mais elle ne s’était jamais rendu compte qu’il avait un rapport quelconque avec les essais de Démosthène. Elle rougit.
— C’était au temps de la Charte des colonies, dit-elle. Ton premier grand traité.
— Je n’en ai pas été l’artisan, dit Han Fei-tzu. Le mérite en revient également au Congrès et aux colonies. C’est grâce à lui qu’un terrible conflit a été évité. Et la flotte de Lusitania poursuit sa grandiose mission.
— Tu as rédigé intégralement ce traité, père.
— Ce faisant, je me suis contenté d’exprimer les souhaits et les aspirations déjà présents au cœur des gens qui avaient pris l’un ou l’autre parti. J’ai été un secrétaire.
Qing-jao baissa la tête. Elle savait la vérité, comme tout le monde. Ainsi avait commencé la grandeur de Han Fei-tzu, car il avait non seulement rédigé le traité, mais persuadé les deux parties de l’accepter presque sans amendements. Depuis lors, Han Fei-tzu était resté l’un des conseillers les plus écoutés du Congrès ; il recevait quotidiennement des messages émanant des hommes et des femmes les plus éminents de toutes les planètes. S’il disait n’avoir été qu’un secrétaire dans cette grande entreprise, c’était seulement parce qu’il était d’une grande modestie. Qing-jao savait aussi que sa mère était déjà en train de mourir lorsqu’il avait mené à bien tout ce travail. Voilà le genre d’homme qu’était son père. Il ne négligea ni son épouse ni son devoir. S’il ne pouvait sauver la vie de son épouse, il pouvait sauver les vies que la guerre aurait pu emporter.
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