— Alors, Démosthène disait vrai à propos du Petit Docteur. Croyais-tu que les ennemis des dieux ne puissent jamais dire la vérité ? Je le voudrais bien. Ils seraient plus faciles à identifier.
— Si nous pouvons mentir au service des dieux, quels autres délits pouvons-nous commettre ?
— Qu’est-ce qu’un délit ?
— Un acte qui enfreint la loi.
— Quelle loi ?
— Je vois… le Congrès fait la loi, par conséquent la loi est tout ce que dit le Congrès. Mais le Congrès est composé d’hommes et de femmes qui peuvent faire du bien ou du mal.
— À présent, tu te rapproches de la vérité. Nous ne pouvons à proprement parler commettre de délits au service du Congrès puisque c’est le Congrès qui fait les lois. Mais si jamais le Congrès avait de mauvaises intentions, nous risquerions de faire le mal en obéissant à ses lois. C’est une affaire de conscience. Toutefois, si cela se produisait, le Congrès perdrait à coup sûr le mandat qu’il a reçu du ciel. Et nous, les élus des dieux, n’avons pas, comme certains, à nous interroger sur la validité du mandat céleste. Si jamais le Congrès vient à perdre le mandat reçu des dieux, nous le saurons immédiatement.
— Tu as donc menti pour le Congrès parce que le Congrès est mandaté par le ciel.
— Et, par conséquent, je savais qu’aider le Congrès à conserver son secret était ce que les dieux voulaient pour le bien de la communauté humaine.
Qing-jao n’avait jamais envisagé le Congrès tout à fait de cette manière. Tous les livres d’histoire qu’elle avait lus faisaient du Congrès le grand unificateur de l’humanité, et, selon les livres scolaires, tous ses actes étaient empreints de noblesse. Or, à présent, elle comprenait que toutes ses actions n’étaient peut-être pas bien intentionnées. En apparence. Cela ne voulait pas dire pour autant qu’elles n’étaient pas bien intentionnées en réalité.
— Alors, il faut que j’apprenne des dieux si la volonté du Congrès est également la leur, dit-elle.
— Le feras-tu ? demanda Han Fei-tzu. Obéiras-tu à la volonté du Congrès même si celui-ci semble être dans l’erreur, tant que le Congrès conservera le mandat qu’il a reçu du ciel ?
— Me demandes-tu d’en faire le serment ?
— Exactement.
— Donc, j’obéirai au Congrès tant qu’il aura le mandat du ciel.
— Il me fallait obtenir de toi ce serment pour satisfaire aux exigences du Congrès en matière de sécurité, dit-il. Faute de quoi, je n’aurais pu te confier ta tâche.
Puis il s’éclaircit la voix et dit :
— Mais maintenant, je te demande de prêter un autre serment.
— Je le ferai si je le peux.
— Ce serment vient de… a pour origine un grand amour. Han Qing-jao, veux-tu servir les dieux en toutes choses, de toutes les manières, toute ta vie durant ?
— Oh, père, nous n’avons pas besoin de serment pour cela ! La voix des dieux ne m’a-t-elle pas déjà choisie et guidée ?
— Je te demande néanmoins de prêter ce serment.
— Je servirai les dieux toujours, en toutes choses, de toutes les manières.
À la surprise de Qing-jao, son père s’agenouilla devant elle et lui prit les mains. Les larmes ruisselaient sur ses joues.
— Tu viens de décharger mon cœur du plus lourd Fardeau qui ait jamais pesé sur lui.
— Comment cela, père ?
— Avant qu’elle meure, ta mère m’a demandé de lui faire une promesse. Puisque, disait-elle, tout son caractère s’exprimait dans sa dévotion envers les dieux, le seul moyen que j’avais pour t’aider à la connaître était de t’apprendre à servir les dieux toi aussi. Toute ma vie, j’ai eu peur d’échouer, j’ai craint que tu ne te détournes des dieux. Que tu ne finisses par les détester. Ou que tu ne sois indigne d’entendre leur voix.
Qing-jao fut touchée en plein cœur. Elle avait toujours été consciente de sa profonde indignité devant les dieux, de son impureté sous leur regard – même quand ils ne lui demandaient pas de scruter les lignes du bois ou de les suivre. C’est maintenant seulement qu’elle apprenait ce qui était en jeu : l’amour que sa mère avait pour elle.
— Toutes mes craintes sont dissipées à présent. Tu es la fille de ta mère, ma Qing-jao. À la perfection. Tu sers déjà bien les dieux. Et, maintenant que tu as prêté serment, je suis sûr que tu ne cesseras jamais de les servir. Et la maison céleste où réside ta mère en sera remplie d’allégresse.
— Vraiment ? Au ciel, on connaît mes faiblesses. Toi, père, tu ne vois pas que j’ai trahi la confiance des dieux ; ma mère doit savoir à quel point j’ai frôlé la souillure, et combien de fois, à quel point je suis impure chaque fois que les dieux posent leur regard sur moi.
Mais il semblait si rempli de joie qu’elle n’osa pas lui montrer combien elle redoutait le jour où elle révélerait à tous son indignité. Alors, elle le prit dans ses bras.
Elle ne put toutefois s’empêcher de lui demander :
— Père, crois-tu vraiment que ma mère m’a entendue prêter ce serment ?
— Je l’espère, dit Han Fei-tzu. Sinon, les dieux en préserveront sûrement l’écho dans un coquillage et le lui feront entendre chaque fois qu’elle le portera à son oreille.
Cette narration décalée était un jeu qu’ils avaient pratiqué quand elle était enfant. Qing-jao oublia son angoisse et trouva bien vite une réponse :
— Non, les dieux préserveront notre étreinte et la tisseront en un châle dont elle se ceindra les épaules lorsque l’hiver viendra au ciel.
En tout cas, elle était soulagée que son père n’ait pas dit oui. Il espérait que la mère de Qing-jao avait entendu le serment qu’elle venait de prêter. Peut-être ne l’avait-elle pas entendu – elle ne serait donc pas déçue si sa fille échouait.
Son père l’embrassa, puis se releva.
— Maintenant, te voilà prête à entendre l’énoncé de ta tâche, dit-il.
Il la prit par la main et la conduisit à sa table de travail. Elle resta près de lui lorsqu’il s’assit ; elle avait beau être debout, elle n’était guère plus grande que lui sur sa chaise. Elle n’avait probablement pas encore atteint sa taille adulte, mais elle espérait ne pas grandir beaucoup plus. Elle ne voulait pas devenir l’une de ces grandes femmes massives qui portaient de lourds fardeaux dans les champs. Mieux vaut être souris que pourceau, lui avait enseigné Mu-pao bien des années auparavant.
Son père fit apparaître une carte stellaire sur l’écran. Elle reconnut immédiatement la zone projetée. Elle était centrée sur le système solaire lusitanien, mais l’échelle était trop réduite pour que les planètes individuelles soient visibles.
— Lusitania est au centre, dit-elle.
Son père fit oui de la tête. Il tapa encore quelques autres instructions.
— Maintenant, regarde, dit-il. Mes doigts, pas l’écran. Ceci, plus ton identification vocale, est le mot de passe qui te permettra d’accéder à l’information dont tu auras besoin.
Elle le vit taper « Bande 4 » et reconnut immédiatement la référence. L’ancêtre-de-cœur de sa mère avait été Jiang-Qing, la veuve du premier empereur communiste Mao Zedong. Lorsque Jiang-Qing et ses alliés avaient été écartés du pouvoir, la Conspiration des lâches les avait vilipendés sous l’appellation de « Bande des quatre ». La mère de Qing-jao avait été une vraie fille-de-cœur de cette grande martyre du passé. Et Qing-jao pourrait désormais continuer d’honorer l’ancêtre-de-cœur de sa mère chaque fois qu’elle taperait le code d’accès. C’était une délicate attention de la part de son père.
De nombreux points verts apparurent sur l’écran. Elle les compta rapidement, presque sans réfléchir. Il y en avait dix-neuf, à bonne distance de Lusitania, mais l’entourant pratiquement dans toutes les directions.
Читать дальше