Et maintenant qu’Ela et les autres pequeninos étaient présents, la cérémonie pouvait commencer.
Le seul obstacle qui isolait Verre à présent était le champ disrupteur derrière lequel les pequeninos rassemblés pour assister à son passage pourraient voir tout ce qui se passait. Toutefois, ils étaient les seuls à regarder le spectacle directement. Peut-être par égard envers la sensibilité des frères ou peut-être pour mettre un mur entre eux et la brutalité du rituel pequenino, tous les humains s’étaient rassemblés dans le laboratoire, où seuls une fenêtre et un écran de contrôle leur permettraient de voir ce qui arriverait à Verre.
Il attendit que les frères en combinaison stérile viennent se placer à ses côtés, couteau en bois à la main, avant de déchirer du capim et de le mâcher. C’était l’anesthésique qui lui rendrait l’opération supportable. Mais c’était aussi la première fois qu’un frère destiné à la troisième vie avait mâché de l’herbe indigène qui ne contienne pas le virus de la descolada. Si le nouveau virus d’Ela tenait ses promesses, ce capim aurait le même effet que le capim contrôlé par la descolada.
— Si je passe dans la troisième vie, dit Verre, l’honneur en reviendra à Dieu et à son serviteur Planteur, pas à moi.
Il était approprié que Verre choisisse d’utiliser ses derniers mots dans la langue des frères pour faire l’éloge de Planteur. Cette ultime marque de respect ne changeait toutefois rien au fait que de nombreux humains avaient pleuré en songeant au sacrifice de Planteur. S’il était difficile d’interpréter les émotions des pequeninos, il ne faisait pas de doute pour Ender que les murmures émis par ceux rassemblés au-dehors étaient aussi des pleurs, ou quelque autre manifestation d’émotion digne d’honorer le souvenir de Planteur. Mais Verre avait tort de croire qu’il n’y avait pas là de quoi honorer sa propre personne. Tous savaient qu’un échec était encore possible et que, en dépit de toutes les raisons qu’ils avaient d’espérer, ils n’avaient pas la certitude absolue que la recolada d’Ela ait le pouvoir de faire passer un frère dans la troisième vie.
Les frères en combinaison stérile brandirent leur couteau et se mirent au travail.
Je suis en dehors du coup, cette fois-ci, songea Ender. Dieu merci, je ne suis pas obligé de manier un couteau pour causer la mort d’un frère.
Pourtant, il ne détourna pas les yeux comme nombre de ceux qui observaient dans le laboratoire. Le sang et la boucherie n’étaient pas des nouveautés pour lui, et même si le spectacle n’en était pas plus ragoûtant, il savait cependant qu’il pouvait le supporter. Et Ender pourrait témoigner de ce que Verre endurerait. C’était ce qu’un porte-parole des morts était censé faire, non ? Etre témoin. Il observa du mieux qu’il put le déroulement du rituel : les frères ouvrirent le corps vivant de Verre et plantèrent ses organes dans la terre, afin que l’arbre puisse commencer à pousser tant que l’esprit de Verre était encore lucide. Pendant toute la durée de l’opération, Verre ne fit aucun mouvement ni n’émit aucun son qui laissât croire qu’il souffrait. Ou bien il avait un courage extraordinaire, ou bien la recolada avait fait son travail dans le capim comme ailleurs, et lui avait conservé ses propriétés anesthésiantes.
Enfin, ce fut terminé, et les frères qui l’avaient fait passer dans la troisième vie retournèrent dans la salle de stérilisation où, une fois leurs tenues débarrassées de la descolada et des bactéries virocides, ils les laissèrent choir par terre et revinrent sans vêtements au laboratoire. Malgré toute leur solennité, Ender crut pouvoir détecter l’émotion et l’exaltation qu’ils dissimulaient. Tout s’était bien passé. Ils avaient senti réagir le corps de Verre. En quelques heures, voire quelques minutes, les premières feuilles du jeune arbre sortiraient de terre. Et ils étaient tous intimement convaincus qu’il en serait ainsi.
Ender remarqua aussi un prêtre parmi eux. Il se demanda ce que dirait l’évêque s’il venait à le savoir. Le vieux Peregrino s’était révélé tout à fait capable de convertir une espèce extraterrestre à la foi catholique et d’en adapter le rituel et la doctrine à ses besoins très particuliers. Ce qui ne changeait rien au fait que Peregrino soit un homme de tradition qui ne verrait pas sans déplaisir des prêtres participer à des rites qui, malgré leur ressemblance évidente avec la crucifixion, ne faisaient pas encore partie des sacrements officiellement reconnus. Oui, mais ces frères devaient savoir ce qu’ils faisaient. Que les frères aient ou non informé l’évêque de la participation d’un de ses prêtres, Ender n’en dirait rien, pas plus qu’aucun des autres humains présents, à supposer qu’ils s’en soient aperçus.
Oui, l’arbre poussait, et vigoureusement : les feuilles se développaient sous les yeux de l’assistance. Mais il faudrait encore de nombreuses heures, de nombreux jours, peut-être, avant qu’on ait la preuve qu’il s’agissait d’un arbre-père, avec un Verre encore vivant et conscient à l’intérieur. Ce serait une période d’attente, pendant laquelle l’arbre de Verre devrait pousser dans un isolement absolu.
Si seulement, songea Ender, je pouvais moi aussi trouver un endroit pour m’isoler où je pourrais, sans être dérangé, réfléchir aux événements étranges qui me sont arrivés !
Mais il n’était pas pequenino, et la gêne dont il souffrait ne venait pas d’un virus qu’on pouvait tuer ou rejeter. Son mal était à la racine de son identité, et il ne savait pas s’il pourrait jamais s’en débarrasser sans se détruire lui-même par la même occasion. Peut-être, songea-t-il, que Peter et Val représentent la totalité de ce que je suis ; peut-être qu’il ne resterait rien de moi s’ils disparaissaient. Y a-t-il une partie de mon âme, un épisode de ma vie qui ne puisse s’expliquer par l’intervention de l’un ou de l’autre pour m’imposer sa volonté ?
Suis-je la somme de mes frère et sœur ou la différence entre les deux ? Quelle étrange arithmétique peut définir mon âme ?
Valentine essaya de ne pas être obnubilée par cette jeune fille qu’Ender avait ramenée avec lui du Dehors. Elle savait évidemment qu’il s’agissait de sa propre personne, encore adolescente, telle qu’Ender l’avait gardée en mémoire, et elle trouvait même que c’était plutôt gentil de sa part de porter dans son cœur un souvenir si puissant d’elle à cet âge. À Lusitania, elle était la seule à savoir pourquoi c’était à cet âge qu’elle s’était attardée dans son inconscient. Jusqu’à cette date, il était à l’école militaire, complètement coupé de sa famille. Elle savait que leurs parents l’avaient presque complètement oublié, même si lui n’avait aucun moyen de le savoir. Ils n’avaient certes pas oublié son existence, mais oublié sa présence dans leur vie. Il n’était plus là, ils n’étaient plus responsables de lui. En l’abandonnant à l’Etat, ils étaient exonérés de tout blâme. Il aurait tenu une plus grande place dans leur vie s’il avait été mort : au moins, ils auraient eu une tombe à visiter. Valentine ne leur en voulait pas pour autant : cela prouvait qu’ils étaient endurants et savaient s’adapter. Mais elle ne pouvait pas les imiter. Ender était toujours avec elle, dans son cœur. Et lorsque en frère, intimement meurtri après avoir été forcé de relever tous les défis qu’on inventait pour lui à l’école militaire, avait un jour résolu de tout abandonner – lorsqu’il s’était pratiquement mis en grève –, les psychologues chargés d’en faire un instrument obéissant s’adressèrent à elle. Ils lui firent rencontrer son frère et leur permirent de passer un certain temps ensemble – ceux-là mêmes qui les avaient séparés et les avaient si profondément blessés. Elle parvint à le guérir – assez pour qu’il puisse reprendre le métier des armes et sauver l’humanité en anéantissant les doryphores.
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