« Fausses pour la plupart. »
« Même si elles sont fausses dans leur grande majorité, même si elles sont fausses et stupides à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, sur dix mille idées il en reste encore une centaine de bonnes. C’est ainsi qu’ils compensent leur stupidité, leur courte vie et leur mémoire limitée. »
« Rêves et folie. »
« Magie, mystère et philosophie. »
« Vous ne pouvez pas dire que vous ne pensez jamais à des histoires. Ce que vous venez de me raconter en est une. »
« Vous ne comprenez donc pas ? Cette histoire, je l’ai prise dans l’esprit d’Ender. C’est la sienne. Et il en a pris le germe chez quelqu’un d’autre, dans quelque chose qu’il a lu, et l’a combinée avec ses propres pensées jusqu’à ce qu’elle ait un sens pour lui. C’est tout dans sa tête. Alors que nous sommes comme vous. Nous avons une vue claire de l’univers. Je n’ai pas de difficulté à circuler dans votre esprit. Tout y est ordonné, logique et clair. Vous seriez tout aussi à l’aise dans le mien. Ce qu’il y a dans votre tête, c’est la réalité – plus ou moins, pour autant que vous la comprenez. Mais dans l’esprit d’Ender, c’est la folie. Des milliers de visions impossibles, contradictoires, concurrentes qui n’ont pas de sens parce qu’elles ne peuvent s’accorder, mais qui s’accordent quand même parce que c’est lui qui les assemble, comme ceci aujourd’hui, comme cela demain, selon ses besoins. Comme s’il pouvait fabriquer dans sa tête une nouvelle machine à idées pour chaque nouveau problème qu’il rencontre. Comme s’il concevait un nouvel univers, renouvelé toutes les heures, souvent irrémédiablement raté – il finit par faire des erreurs, des fautes de jugement –, mais parfois si parfaitement réussi qu’il ouvre des perspectives comme par miracle, et je vois par ses yeux le monde nouveau et ça change tout. La folie d’abord, ensuite l’illumination. Nous savions tout ce qu’il y avait à savoir avant de rencontrer ces humains, avant d’établir cette liaison avec l’esprit d’Ender. Maintenant nous découvrons qu’il y a tellement de manières de savoir les mêmes choses que nous ne les trouverons jamais toutes. »
« À moins que les humains ne vous les apprennent. »
« Vous voyez ? Nous faisons aussi de la récupération. »
« Vous récupérez, nous supplions. »
« Si seulement ils étaient à la hauteur de leurs capacités mentales ! »
« Parce qu’ils ne le sont pas ? »
« Ils ont l’intention de vous faire sauter, non ? Ne l’oubliez pas. Voilà de quoi leur esprit est capable. Mais après tout, ils sont encore, pris individuellement, stupides, bornés, à moitié aveugles et à moitié fous. Il y a toujours les quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’histoires atrocement fausses qui leur font commettre de terribles erreurs. Parfois nous aimerions les domestiquer, comme les ouvriers. Nous avons essayé avec Ender, vous savez. Mais nous n’y sommes pas parvenus. Impossible de faire de lui un ouvrier. »
« Pourquoi ? »
« Trop stupide. Il ne peut maintenir son attention assez longtemps. L’esprit humain manque de directivité. Ils s’ennuie et se met à vagabonder. Il nous a fallu construire un pont à l’extérieur de sa personne, en utilisant l’ordinateur avec lequel il avait le plus d’affinités. Les ordinateurs, eux, savent faire attention. Et disposent d’une mémoire claire, ordonnée, où tout est organisé et accessible. »
« Mais ils ne rêvent pas. »
« Pas de folie. Dommage. »
Valentine se présenta sans y avoir été invitée à la porte d’Olhado. C’était le matin de bonne heure. Il n’irait pas travailler avant l’après-midi – il était chef d’équipe à la petite briqueterie. Mais il était déjà levé, sans doute parce que toute sa famille l’était aussi. Les enfants sortaient de la maison en file indienne. Je voyais ça dans le temps, à la télé, songea Valentine. Tous les membres de la famille s’en vont à la même heure, et le père, serviette à la main, est le dernier à franchir le seuil. À leur manière, mes parents ont joué ce jeu. Même si leurs enfants étaient profondément différents des autres. Même si, après être partis à l’école en grande pompe le matin. Peter et moi-même nous mettions à rôder dans les réseaux, tentant de nous emparer du monde par pseudonymes interposés. Même si Ender a été arraché à la famille encore tout petit et n’a jamais revu aucun d’entre nous, même lors de son unique visite sur Terre – moi exceptée. Je crois que mes parents s’imaginaient encore faire les choses dans les formes parce qu’ils accomplissaient un rite qu’ils avaient vu à la télé.
Et ça recommence. Les enfants se bousculent pour passer la porte. Ce gamin doit être Nimbo, celui qui était avec Grego lorsqu’il a affronté les émeutiers. Mais c’est un enfant modèle, un vrai cliché – qui se douterait qu’il a participé à cette nuit d’horreur il n’y a pas si longtemps que ça ?
Leur mère leur donna à tous un baiser. Elle était encore jeune et belle, même avec autant d’enfants. Si ordinaire, comme l’épouse cliché, mais remarquable tout de même, puisqu’elle avait épousé leur père, n’est-ce pas ? Elle avait ignoré son infirmité.
Le père, lui, qui n’allait pas encore travailler, pouvait se permettre de rester sur le pas de la porte et de les regarder, de leur taper sur l’épaule, de les embrasser, de leur dire quelques mots. Décontracté, intelligent, affectueux – le père tel qu’on se le représente. Mais alors, qu’est-ce qui cloche dans ce tableau ? Le père, c’est Olhado. Il n’a pas d’yeux. Rien que deux orbites en métal argenté ponctuées de deux lentilles dans un œil et d’une prise entrée/sortie dans l’autre. Les gosses n’ont pas l’air de le remarquer. Moi, je n’y suis pas encore habituée.
— Valentine, dit-il en la voyant.
— Il faut que je vous parle.
Il la fit entrer. Il lui présenta sa femme, Jaqueline. Une peau si noire qu’elle en était presque bleue, des yeux rieurs, un sourire large et généreux qui donnait envie d’y plonger. Elle apporta une limonade glacée qui se condensait dans la chaleur matinale, puis se retira discrètement.
— Vous pouvez rester, dit Valentine. Ça n’a rien de confidentiel.
Mais elle ne voulait pas rester. Elle dit qu’elle avait du travail. Et elle disparut.
— Il y a longtemps que je voulais vous rencontrer, dit Olhado.
— On pouvait me rencontrer, dit-elle.
— Vous étiez occupée.
— Je n’ai pas d’occupations, dit Valentine.
— Vous vous occupez des affaires d’Andrew.
— Qu’importe. Maintenant, nous nous sommes rencontrés. J’étais curieuse à votre sujet, Olhado. À moins que vous ne préfériez votre nom de baptême, Lauro ?
— Sur Lusitania, on porte le nom que les gens vous donnent. Avant, j’étais Sule, à cause de mon second prénom, Suleimão.
— Salomon le Sage.
— Mais, après que j’ai perdu mes yeux, je suis devenu Olhado, et pour toujours.
— Celui qu’on regarde.
— Olhado pourrait vouloir dire ça, certes, c’est le participe passé d’olhar, après tout. Mais dans mon cas ça veut dire « le type qui a des yeux ».
— Et c’est votre nom ?
— Ma femme m’appelle Lauro. Et mes enfants m’appellent papa.
— Et moi ?
— Comme vous voudrez.
— Sule, alors.
— Lauro, s’il vous faut un prénom. Sule me donne l’impression d’avoir six ans.
— Et vous rappelle le temps où vous pouviez voir.
— Oh, dit-il en riant. Je vois, maintenant, merci beaucoup. Je vois même très bien.
— C’est ce que dit Andrew. Voilà pourquoi je suis venue à vous. Pour savoir ce que vous voyez.
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