Qing-jao était certainement bien intentionnée, non ? Alors comment Wang-mu pouvait-elle la condamner pour des actes qu’elle commettait en croyant obéir aux dieux ?
Est-ce que tout un chacun n’avait pas quelque noble intention en vue pour justifier ses propres actes ? Est-ce que tout le monde ne se trouvait pas irréprochable ?
Moi non, se dit Wang-mu. Je me trouve faible et stupide. Mais les autres ont parlé de moi comme si j’étais meilleure que je n’aurais jamais pu l’imaginer. Maître Han lui aussi m’a félicitée. Et les autres parlaient de Qing-jao avec de la pitié et du mépris dans la voix – et c’est ce que j’ai ressenti envers elle, moi aussi. Et pourtant Qing-jao n’est-elle pas noble dans ses actes, et moi vile ? J’ai trahi ma maîtresse. Elle est depuis toujours loyale envers son gouvernement et ses dieux, qui sont vrais pour elle, même si je ne crois plus en eux. Comment puis-je distinguer les bons des méchants, si les méchants ont tous un truc pour se convaincre qu’ils essaient de faire le bien même quand ils font quelque chose d’atroce et que les bons peuvent croire qu’ils se conduisent en réalité très mal alors même qu’ils font quelque chose de bien ?
Peut-être qu’on peut seulement faire le bien en pensant faire le mal et que, si on se croit honnête, alors on ne peut que faire le mal.
Mais ce paradoxe était trop pour elle. Le monde n’aurait plus de sens s’il fallait juger les gens par le contraire de ce qu’ils essayaient d’exprimer dans leur apparence. N’était-pas possible qu’une personne honnête essaie aussi de paraître honnête ? Et si quelqu’un se prétendait ignoble, ça ne voulait pas obligatoirement dire qu’il n’était pas ignoble. Y avait-il moyen déjuger les gens s’il n’était même pas possible de les juger sur leurs intentions ?
Comment Wang-mu même pouvait-elle se juger ?
La moitié du temps, je ne sais même pas pourquoi j’agis. Je suis venue dans cette maison parce que j’étais ambitieuse et voulais devenir la servante secrète d’une jeune et riche élue des dieux. C’était pur égoïsme de ma part, et c’est la seule générosité qui a conduit Qing-jao à me prendre à son service. Et voilà maintenant que j’aide maître Han à trahir – où sont mes intentions là-dedans ? Je ne sais même pas pourquoi je fais ce que je fais. Comment puis-je connaître les véritables intentions des autres ? Il n’y a plus d’espoir de distinguer jamais le bien du mal.
Elle s’assit dans la position du lotus sur sa natte et appliqua ses mains contre son visage. C’était comme si elle était pressée contre un mur, mais un mur qu’elle avait construit elle-même, et, si seulement elle arrivait à trouver un moyen de l’écarter – comme elle écartait les mains de son visage chaque fois qu’elle le désirait –, alors elle pourrait aisément aller droit à la vérité.
Elle écarta les mains. Ouvrit les yeux. Le terminal de maître Han était de l’autre côté de la pièce. C’est là qu’elle avait vu aujourd’hui les visages d’Elanora Ribeira von Hesse et d’Andrew Wiggin. Et celui de Jane.
Elle se rappela que Wiggin lui avait dit à quoi ressembleraient les dieux. Des dieux authentiques voudraient vous apprendre à devenir exactement comme eux. Pourquoi avait-il dit ça ? Comment pouvait-il savoir à quoi ressemblait un dieu ?
Des gens qui veulent vous apprendre comment savoir tout ce qu’ils savent et comment faire tout ce qu’ils font : c’est des parents qu’il parlait en réalité, pas des dieux.
Or il y avait beaucoup de parents qui ne faisaient pas comme ça. Beaucoup de parents qui essayaient de brimer leurs enfants, de les contrôler, d’en faire des esclaves. Là où elle avait grandi, Wang-mu avait eu souvent connaissance de pareils cas.
Ce que Wiggin décrivait, ce n’était donc pas vraiment des parents tout court. C’étaient de bons parents. Il ne lui disait pas ce qu’étaient les dieux, il lui disait ce qu’était la bonté. Vouloir que les autres progressent. Vouloir que les autres aient toutes les bonnes choses qu’on a soi-même. Et leur éviter les mauvaises, si possible. Ça, c’était la bonté.
Et les dieux, alors ? Ils voudraient que tout le monde sache, possède et soit tout ce qu’il y a de bien. Ils enseigneraient, partageraient et formeraient, mais sans jamais employer la force.
Comme mes parents, songea Wang-mu. Maladroits et stupides à l’occasion, comme tout le monde, mais de bons parents. Ils se sont vraiment occupés de moi. Même des fois quand ils me faisaient faire des trucs pénibles parce qu’ils savaient que ça serait bien pour moi. C’étaient de bons parents, même les fois où ils avaient tort. Après tout, je ne peux les juger sur leurs intentions. Tout le monde pense avoir de bonnes intentions, mais mes parents avaient vraiment de bonnes intentions, parce que toutes leurs actions envers moi visaient à me donner plus de sagesse, plus de force, plus de bonté. Même quand ils m’obligeaient à faire des choses pénibles, parce qu’ils savaient que ça me rendrait service. Même quand ils me faisaient mal.
Et voilà. Voilà comment seraient les dieux, à supposer qu’ils existent. Ils voudraient que tout le monde profite de toutes les bonnes choses de la vie, comme de bons parents. Mais, contrairement aux parents et à toutes les autres personnes, les dieux sauraient véritablement ce qu’était le bien et auraient véritablement le pouvoir de provoquer de bonnes choses, même s’ils étaient les seuls à s’en rendre compte. Comme l’avait dit Wiggin, de véritables dieux seraient plus intelligents et plus forts que tout le monde. Ils auraient toute l’intelligence et toute la force qu’il était possible d’avoir.
Mais que penser d’un être pareil ? Etait-ce à une personne comme Wang-mu de juger un dieu ? Elle ne pourrait comprendre leurs intentions, même s’ils les lui révélaient, alors comment pourrait-elle jamais savoir qu’elles étaient bonnes ? Et pourtant, l’autre démarche – croire en eux et leur faire confiance absolument –, n’était-ce pas ce que faisait Qing-jao ?
Non. S’il y avait vraiment des dieux, ils n’agiraient jamais comme Qing-jao le croyait : jamais ils ne feraient des gens des esclaves à tourmenter et à humilier.
À moins que les tourments et l’humiliation ne soient de bonnes choses pour eux…
Non ! faillit-elle crier tout haut. Et elle se prit encore la tête entre les mains, pour se forcer à garder le silence, cette fois-ci.
Je ne peux juger que ce que je comprends. Si, autant que je peux le constater, les dieux auxquels croit Qing-jao sont purement malfaisants, alors, oui, peut-être que je me trompe, peut-être que je ne peux appréhender le grand dessein qu’ils accomplissent en faisant des élus des esclaves sans défense ou en anéantissant des espèces tout entières. Mais en mon cœur je n’ai d’autre choix que de rejeter pareils dieux, car je ne vois nulle part le bien dans ce qu’ils font. Peut-être suis-je tellement bête, tellement idiote, que je serai toujours l’ennemie des dieux et œuvrerai à l’encontre de leurs desseins altiers et incompréhensibles. Mais il me faut vivre ma vie selon ce que je comprends, et moi je comprends qu’il n’y a pas de dieux comme ceux dont les élus nous parlent. Si tant est qu’ils existent, ils trouvent plaisir dans l’oppression, le mensonge, l’humiliation et l’ignorance. Ils font en sorte d’abaisser les autres et de se grandir eux-mêmes. Ce ne seraient pas des dieux, même s’ils existaient. Ce seraient des ennemis. Des démons.
Pareil pour ceux, quels qu’ils puissent être, qui ont créé le virus de la descolada. Certes, il faudrait qu’ils soient très puissants pour élaborer un tel instrument. Mais il faudrait aussi qu’ils soient des êtres sans cœur, égoïstes et arrogants pour croire que toute la vie de l’univers n’existe que pour être soumise à leurs manipulations. Pour lâcher la descolada dans l’univers sans se soucier des victimes qu’elle ferait ou de la beauté des formes de vie qu’elle détruirait, ceux-là non plus ne pourraient être des dieux.
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