L’officier de garde fit part de l’urgence à ses collègues, le maire de Milagre fut rapidement averti, puis la rumeur se propagea dans ce qu’il restait du village. Tous ceux qui n’avaient pas quitté les lieux dans l’heure seraient détruits, tel était le contenu du message, et en l’espace de quelques minutes des centaines de familles humaines s’étaient réunies autour des vaisseaux, attendant anxieusement d’être embarquées. De manière assez remarquable, seules les familles humaines insistèrent pour quitter précipitamment les lieux. Face à la mort inévitable de leur propre forêt d’arbres-pères, d’arbres-mères et d’arbres-frères, les pequeninos n’éprouvaient pas le besoin de sauver leur vie. Que seraient-ils sans leur forêt ? Mieux valait mourir sur place parmi les leurs que de vivre en éternels étrangers dans des forêts qui n’étaient pas et ne seraient jamais les leurs.
Quant à la Reine, elle avait déjà envoyé la dernière de ses filles et ne voyait aucun intérêt à partir elle-même. Elle était la dernière des reines en vie avant la destruction de leur planète d’origine par Ender. Elle trouvait logique de subir le même sort trois mille ans plus tard. De plus, pensait-elle, comment pourrait-elle vivre quand son grand ami Humain, enraciné dans le sol de Lusitania, était incapable de partir ? Ce n’était pas une pensée digne d’une reine, mais par ailleurs, aucune reine avant elle n’avait eu d’amis. C’était une chose nouvelle dans son monde que d’avoir un interlocuteur qui ne soit pas intrinsèquement soi-même. Elle aurait eu trop de peine de continuer à vivre sans Humain. Et puisque sa survie n’était pas essentielle à celle de son espèce, elle ferait ce qu’il y avait de plus noble, de plus courageux, de plus tragique et de plus romantique à faire – et aussi de moins compliqué : elle resterait. Elle ne détestait pas l’idée de faire preuve d’une certaine dignité selon les critères humains ; cela démontrait, à sa grande surprise, qu’elle n’était pas restée inchangée au contact des humains et des pequeninos. Ils l’avaient transformée au-delà de ce qu’elle aurait pu croire. Il n’y avait jamais eu de reine comme elle dans toute l’histoire de son peuple.
« J’aimerais que tu partes, lui dit Humain. Je préfère te savoir vivante. »
Mais pour une fois, elle ne lui répondit pas.
Jane était inflexible. L’équipe travaillant sur le langage des descoladores devait quitter Lusitania et retourner en orbite autour de leur planète. Bien sûr, cela l’incluait, mais personne n’avait la bêtise de contester la survie de la seule personne capable de transporter tous les vaisseaux, ainsi que celle de l’équipe qui pouvait sauver l’humanité des descoladores. Mais Jane se plaça sur un terrain moral plus glissant en insistant pour que Novinha, Grego, Ohaldo et la famille de ce dernier soient emmenés en lieu sûr. Valentine fut aussi informée que si elle ne suivait pas son mari et sa famille ainsi que leur équipe et leurs amis dans le vaisseau de Jakt, Jane serait obligée de gâcher une énergie précieuse pour les transporter physiquement contre leur volonté, et sans vaisseau s’il le fallait.
« Pourquoi nous ? demanda Valentine. Nous n’avons demandé aucun traitement de faveur.
— Je me moque de savoir ce que vous avez demandé ou non, dit Jane. Tu es la sœur d’Ender. Novinha, sa veuve, et ses enfants sont ses enfants adoptifs. Je ne resterai pas les bras croisés quand j’ai le pouvoir de sauver la famille de mon ami. Si cela te paraît un traitement de faveur injuste, tu pourras toujours venir te plaindre plus tard, mais dans l’immédiat, embarquez tous dans le vaisseau de Jakt pour que je puisse vous faire quitter cette planète. Et tu pourras sauver d’autres vies en ne me faisant pas perdre davantage de temps et d’énergie dans des discussions stériles. »
Un peu honteuse de bénéficier d’un tel privilège, mais néanmoins reconnaissante de pouvoir être sauvée, elle et ses proches, l’équipe des descoladores se regroupa dans la navette, désormais transformée en vaisseau, que Jane avait éloignée de la zone d’atterrissage grouillante de monde. Les autres se précipitèrent vers le vaisseau de Jakt, qu’elle avait aussi déplacé vers un secteur isolé.
D’une certaine manière, pour bon nombre d’entre eux, l’apparition de la flotte était presque un soulagement. Ils avaient vécu si longtemps dans l’ombre de sa menace, que sa présence mettait un terme à leur angoisse. En l’espace d’une heure ou deux, leur sort serait décidé.
La navette se déplaçait à grande vitesse le long de l’orbite de la planète des descoladores. À l’intérieur, Miro, l’air abattu, était assis devant son ordinateur. « Je n’arrive pas à travailler, finit-il par dire. Je n’arrive pas à me concentrer sur un langage quand mon peuple et ma demeure sont sur le point d’être détruits. » Il savait que Jane, sanglée à sa couchette à l’arrière de la navette, utilisait toute son énergie pour déplacer les vaisseaux de Lusitania vers d’autres colonies mal préparées à les recevoir. Alors que tout ce qu’il pouvait faire de son côté, c’était de se creuser la tête sur des messages moléculaires d’extraterrestres invisibles.
« Eh bien moi, si, dit Quara. Après tout, ces descoladores représentent un danger important, pas seulement pour une seule planète mais pour l’humanité tout entière.
— Quelle preuve de sagesse que de prendre un peu de distance par rapport à tout cela, dit Ela sèchement.
— Regarde ces messages que nous recevons des descoladores, reprit Quara. Peux-tu reconnaître ce que je vois ici ? »
Ela fit apparaître les données de Quara sur son propre écran ; Miro l’imita. Quara avait beau être une peste, elle dominait son sujet.
« Vous voyez ? Quoi que fasse cette molécule, elle est conçue pour travailler dans la même zone du cerveau que la molécule d’héroïne. »
Il était indéniable que tout concordait parfaitement. Ela, en revanche, avait du mal à y croire. « Ils n’ont pu réussir à faire cela qu’en s’inspirant des informations historiques contenues dans la description de la descolada que nous leur avons envoyée. Puis ils ont utilisé ces informations pour fabriquer un corps humain, l’ont étudié, et ont fini par trouver une composante chimique susceptible de nous immobiliser dans une espèce de joie béate et de nous réduire du même coup à leur merci. Mais il est impossible qu’ils aient pu fabriquer un corps humain si peu de temps après l’envoi de notre message.
— Peut-être n’ont-ils pas besoin de fabriquer un corps entier, dit Miro. Ils sont peut-être suffisamment calés en lecture d’information génétique pour pouvoir en extraire toutes les informations concernant l’anatomie, la physiologie et la génétique humaine.
— Mais ils n’avaient même pas nos codes ADN, objecta Ela.
— Peut-être peuvent-ils extraire l’information nécessaire de notre ADN primitif, dans son état naturel, dit Miro. De toute évidence, ils ont réussi à avoir cette information d’une manière ou d’une autre et ils ont trouvé un moyen de nous rendre aussi rigides que des statues, un sourire idiot aux lèvres.
— Ce qui me paraît encore plus évident, dit Quara, c’est qu’ils avaient en vue que nous lisions ces molécules de manière biologique. Que nous prenions instantanément cette drogue. En ce qui les concerne, nous sommes coincés ici, immobiles, attendant qu’ils viennent nous chercher. »
Miro changea immédiatement les données inscrites sur son écran.
« Bon Dieu, Quara, tu as raison. Regarde : trois de leurs vaisseaux se dirigent vers nous.
— Ils ne nous avaient jamais approchés jusque-là, dit Ela.
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